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Art. 22

ETATS HYPOTHECAIRES

La francisation des noms étrangers et la manutention hypothécaire.

(Rapport présenté à l'Assemblée générale de l'A.M.C., le 10 juin 1950, par M. Masounabe-Puyanne, Vice-Président)

Ce n'est pas aux conservateurs qu'il faut signaler les inconvénients et, disons le mot, les dangers que présentent les changements ou les erreurs d'état civil ou même les simples fautes d'orthographe commises en cette matière.

Il vous suffit parfois de signer votre premier dépôt de pièces pour savoir que si certains usagers, principalement les notaires, ont le souci de se conformer aux prescriptions légales en ce qui concerne la désignation des parties, souci justifié par leur intérêt et celui des tiers, il en est d'autres qui agissent trop souvent comme si ces prescriptions étaient lettre morte. Les rédacteurs des inscriptions d'hypothèque judiciaire se rangent trop fréquemment dans cette catégorie.

Il semble qu'ils interprètent la dispense, édictée en leur faveur par l'art. 2148 C. Civ. de " l'indication des prénoms du débiteur dans l'ordre de l'état civil, de la date et du lieu de naissance " comme une dérogation absolue à une identification aussi exacte que possible. Chacun de nous peut certainement citer des inscriptions d'hypothèque judiciaire ne contenant que le seul nom patronymique du débiteur, ou un seul de ses prénoms, bien plus, où une femme mariée ou veuve est désignée uniquement par le nom de son mari, où le prénom indiqué est un prénom usuel qui ne figure point par conséquent dans l'acte de naissance, enfin, ce qui est pire, ,où l'orthographe est déformée au point d'exclure toute homonymie ou homophonie, tel que Poigne au lieu de Forgues, Porcher au lieu de Rocher, etc.

Dans ces divers cas, votre responsabilité est théoriquement à couvert car ces omissions ou ces erreurs sont fautives. L'art. 2148 Civ. exige en effet pour toutes les inscriptions l'indication du nom patronymique, c'est-à-dire tel qu'il est orthographié dans l'acte de naissance, sauf rectificateur judiciaire, et pour la femme celui de sa famille et non celui de son mari. D'autre part, le 6° alinéa du même Art. ne dispense que de l'indication des prénoms dans l'ordre de l'état civil, ce qui n'autorise point l'omission de ceux-ci ou même de quelques-uns d'entre eux. Enfin, cette disposition constitue incontestablement une dérogation au principe général ; elle doit donc être interprétée restrictivement, c'est-à-dire au préjudice de ceux qui en ont usé et non point de ceux qui se sont conformés à la règle commune.

Pratiquement, il faut reconnaître que la jurisprudence n'est formelle qu'en ce qui concerne le nom. Elle a décidé avec raison que Usclat n'était pas identifiable avec Serusclat ; la Vve Vechambre avec Justine Savignate, Delepiane avec Celapiane, etc. Par contre, malgré le pourvoi intenté par votre Comité, la Cour de Cassation n'a pas décidé formellement que Louis Ginestous, marchand de bestiaux à Gaillac, n'était pas identifiable avec Louis-Ceorges Ginestous, garçon de café à Toulouse, né à LabastideLévis le 3 janvier 1892, en raison de l'omission, dans l'inscription d'hypothèque judiciaire, d'un de ses prénoms, du lieu et de la date de naissance. Elle s'est placée uniquement sur le terrain de la responsabilité et a déclaré " qu'eu égard aux circonstances de la cause, notamment au fait que les mentions relatives aux prénoms, profession au domicile du débiteur n'étaient pas les mêmes dans les deux bordereaux, la faute du conservateur " (qui n'avait pas délivré l'inscription d'hypothèque judiciaire prise contre Louis Ginestous) " ne paraît pas suffisamment caractérisée ".

Certains commentateurs ont conclu de cet, attendu que la Cour de Cassation minimisait la réforme apportée par la loi du 1er mars 1918 en matière d'identification des parties, et qu'elle s'en tenait à la vieille théorie des équipollents adoptée sous le régime de l'ancien texte de l'art. 2148 C. Civ., lequel admettait " une désignation individuelle ou spéciale, telle que le conservateur puisse reconnaître et distinguer, dans tous les cas, l'individu grevé d'hypothèque ".

Cette conclusion, certainement excessive, ne saurait être acceptée par votre Comité, toujours persuadé que nos Grands anciens, les Jalouzet, Mahé Desportès, les Négrié, etc., ont eu raison de vouloir faire triompher le principe de l'identification des parties par les éléments invariables de l'état civil. car cette identification est la seule compatible avec l'intérêt des usagers, les exigences de la manutention hypothécaire et la sauvegarde de notre responsabilité ; et il est d'ailleurs incontestable qu'elle a été voulue par le législateur de 1918 comme par celui de 1921.

Dès lors on ne peut que regretter qu'une loi récente (3 avril 1950) puisse être utilisée comme constituant une atteinte sérieuse à ce principe. Lette loi permet en effet la." francisation " du nom patronymique et du prénom des étrangers naturalisés. Sans doute le principe en était contenu dans l'ordonnance du 2 novembre 1915 ; toutefois, celle-ci limitait la francisation à l'orthographe du nom et la jurisprudence l'appliquait rigoureusement. L'Art. 3 de la loi nouvelle décide au contraire que " la francisation du nom s'entend de la traduction en langue française du nom patronymique ou de la simple modification nécessaire pour enlever l'apparence ou la consonance étrangère ". Il s'ensuit qu'un Espagnol naturalisé qui s'appellerait Cazasnovas Pedro Juan pourra demander à supprimer la consonance spécifiquement étrangère de son nom en s'appelant : Casanova, Cazanove, Cazanobe, Casaneuve, etc., Pratiquement, cette modification n'aurait actuellement pas trop d'importance puisqu'il est encore d'usage - et on ne saurait le critiquer - de rassembler sous une même rubrique des tables alphabétiques les homonymes, et les homophones.

Mais ce qui est plus grave, c'est que le sieur Cazasnovas pourra demander à traduire son nom en langue française et par conséquent à s'appeler Masounabe, Maisonneuve, Maisonave, Cozaneuve, Bordeneuve ou Bordenave et peut-être Etche... dénominations qui sont la traduction française de Cazasnovas, si l'on ne considère pas comme étrangers les noms en dialectes locaux.

Cette réforme, malencontreuse, au moins au point de vue de la publicité hypothécaire, est aggravée par la possibilité de demander également la francisation du prénom, celle-ci s'entendent, d'après l'art. 4 de la loi, de la substitution au prénom étranger du prénom correspondant en langue française et seulement, à défaut, d'un prénom français se rapprochant par sa consonance du prénom étranger.

Il s'ensuit que, si le dénommé Cazasnovas se prénomme Pedro Juan, il pourra se prénommer Jean, si Juan est son prénom usuel, ou Pierre si Pedro est son prénom usuel. Le résultat de cette francisation pourra donc aboutir à ce qu'il y aura identité entre Cazasnovas Pedro Juan, ainsi dénommé dans une première formalité, et Masounabe Pierre ou Cazeneuve Jean, ainsi dénommé dans des formalités subséquentes..

Certainement il ne nous appartient pas, à nous, conservateurs, de décider si cette modification est susceptible de faciliter l'intégration, dans la communauté nationale, de ce Français par la détermination de la loi ou d'estimer qu'elle ne constitue qu'une satisfaction d'amour-propre bien faible au regard du principe de l'immutabilité. du nom considéré jusqu'ici, avec raison, comme la sauvegarde des bonnes relations sociales et économiques.

Mais nous ne pouvons rester indifférents aux dangers qu'elle présente pour nous puisqu'elle peut aboutir à des omissions dont on pourrait nous déclarer responsables.

Tout d'abord, il convient d'exclure l'hypothèse où la francisation nous serait toujours connue et par conséquent opposable. Malgré que les arrêtés en soient publiés au " Journal Officiel ", on ne peut nous imposer d'en prendre connaissance, d'en garder trace en vue de formalités hypothétiques, ou même d'établir des références si un compte a été ouvert à l'intéressé. Dès lors, tant qu'un document soumis à la publicité hypothécaire ne nous aura révélé la francisation nous devrons considérer que Cazasnovas Pedro Juan est une personne distincte de Masounabe Pierre ou de Labordenave Jean. Toutefois, si Cazasnovas Juan, né à Burgos le 3 juin 1925, s'est francisé en Casanova Jean et que la formalité à répertorier ou sur laquelle il est certifié, précise qu'il est né à Burgos le 3 juin 1925, l'identité sera suffisamment établie à notre égard. En raison des errements actuellement suivis, il y aura lieu de porter la formalité avec toutes références utiles au compte de Cazasnovas Pedro Juan ou de délivrer les formalités figurant dans ce compte.

On devra procéder de la même façon si une formalité postérieure à la francisation révèle l'ancienne dénomination (renouvellement sous le nom francisé d'une inscription prise sous le nom étranger ; origine de propriété remontant à une formalité antérieure à la francisation, etc.). La prudence, qui a toujours été la règle en la matière, commandera le rattachement ou le blocage des comptes ainsi que la certification sous les deux dénominations, quelque différence qu'elles puissent présenter.

Ne nous fera-t-on pas grief, dans ce cas, d'avoir révélé une dénomination qu'on a voulu précisément plonger dans l'oubli ? On ne saurait en exclure la possibilité. Cependant il y a de grandes chances pour qu'une telle action en responsabilité ne prouve une fois de plus que les conservateurs sont trop souvent placés entre le marteau et l'enclume. Pour vous défendre, vous savez que vous êtes assurés du concours du Comité de l'A.M.C. et de la M.G.F. et il faut espérer que les juges vous approuveraient de vouloir sauvegarder les intérêts des tiers et non un amour-propre sans doute respectable mais trop particulier.

Le Vice-Président,

MASOUNABE-PUYANNE.