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Art. 80

INSCRIPTION.

Hypothèque judiciaire. - Inscription avant la délivrance de l'expédition du jugement. - Autorisation du président du tribunal.

Saisi d'une requête aux termes de laquelle les bénéficiaires d'un jugement lui demandaient l'autorisation de prendre inscription sur les biens de leur débiteur, sans attendre les délivrance de l'expédition du jugement, le président du tribunal civil de N... s'est déclaré incompétent.

Nous publions ci-après la requête et l'ordonnance en les faisant suivre des observations que nous parait appeler cette décision :

I. - REQUETE

à Monsieur le Président du Tribunal civil de N...

1° La compagnie d'assurances X..., société anonyme, dont le siège social est à Paris, ...., poursuite et diligence de ses directeur et administrateur, demeurant audit siège, agissant comme substituée à son assuré, M° C..., avocat;

2° M° C..., avocat, à N...,

Ayant M° P... pour avoué,

Ont l'honneur de vous exposer :

Qu'un jugement de votre tribunal rendu le 27 octobre 1950, par défaut, entre les requérants et veuve R..., a condamné cette dernière à payer :

1° A la compagnie X... 129.875 »

2° A.M.C 150.000 »
ces sommes outre intérêts et frais.

Qu'à raison de la situation dans laquelle se trouve actuellement leur débitrice, les exposants ont tout lieu de craindre qu'elle n'essaie de réaliser ses immeubles.

Que, dès lors, il y a urgence et nécessité pour les exposants de prendre immédiatement inscription sur les biens de leur débitrice, pour sauvegarder la créance consacrée par le jugement sus daté.

Qu'en vertu d'une instruction n° 2309 de la Direction de l'Enregistrement, bureau central, du 13 avril 1865, relatant une décision du Ministre des Finances du 13 février 1865, les Conservateurs des hypothèques peuvent inscrire sur leurs registres les bordereaux d'inscription résultant de décisions de justice, alors même que la grosse n'est pas représentée et que la décision n'est pas enregistrée, mais dans ce cas, en exécution d'une ordonnance de Monsieur le Président du tribunal qui a rendu la décision. Qu'il y a lieu, dans l'espèce, de faire application des dispositions de cette instruction.

Pourquoi les exposants demandent qu'il vous plaise, Monsieur le Président, ordonner que M. le Conservateur du bureau des hypothèques de N..., inscrira immédiatement sur ses registres, en vertu des bordereaux qui lui seront présentés, hypothèque judiciaire conférée aux exposants, par le jugement sus daté, sur les immeubles de Mme Vve R..., pour les causes sus énoncées, sur le vu de votre ordonnance, et même avant son enregistrement, sans qu'il soit besoin de présenter la grosse du jugement.

Présenté à N..., le 10 novembre 1950.
Signé: M° P...

II. - ORDONNANCE.

Nous, Président du Tribunal civil de N..., au vu de la requête qui précède,

Attendu que la présentation au Conservateur des hypothèques du titre en vertu duquel on requiert une inscription hypothécaire, n'est prescrite que dans l'intérêt de ce fonctionnaire; qu'il peut se contenter de titre équivalent, et de toute justification laissée à son appréciation et à sa prudence en raison de la responsabilité qui est la sienne en la matière.

Attendu qu'aucun texte donnant au Président du Tribunal civil le pouvoir d'ordonner une inscription résultant d'une décision de justice non encore enregistrée; le Conservateur pourrait se refuser à obéir à une ordonnance en ce sens de ce magistrat; qu'une raison d'urgence serait sans valeur en face du droit qu'a le Conservateur d'exiger la représentation du titre.

Attendu que si l'instruction du 13 avril 1865 invoquée prévoit dans le cas d'un jugement qui n'est pas enregistré « l'ordre du juge » à mentionner dans la colonne intitulée « date du titre », on peut penser qu'elle n'a pas envisagé une ordonnance spéciale, mais simplement l'ordre, contenu dans la décision elle-même du tribunal, que cette décision qui donne naissance à l'hypothèque soit dispensée de l'enregistrement préalable. En conséquence,

Disons n'y avoir lieu à faire droit à la requête présentée.

A..., le 18 novembre 1950.
Le Président : ...

Observations. - Le bénéficiaire d'une condamnation judiciaire a souvent intérêt à prendre inscription sur les biens de son débiteur sans attendre la délivrance de l'expédition du jugement. Dans ce cas, selon une pratique courante, il demande par voie de requête au Président du tribunal qui a prononcé la condamnation l'autorisation de prendre sans titre l'inscription de sa créance et il présente au Conservateur, à l'appui du bordereau, l'ordonnance qui lui accorde cette autorisation.

Quel est le fondement de cette pratique ?

Généralement, pour la justifier, la requête fait état, comme dans l'espèce actuelle, d'une Instruction, de l'Administration de l'Enregistrement, n° 2309, du 13 avril 1865 qui en reconnaîtrait la régularité.

Une telle interprétation de l'Instr. n° 2309 ne paraît pas exacte.

Cette instruction, en effet, après avoir rappelé l'art. 2148 C. Civ. déterminant les titres que les créanciers doivent présenter à l'appui des bordereaux d'inscription, s'exprime comme suit: « des Conservateurs justifie de cette représentation par une mention spéciale inscrite au registre des dépôts. La forme de cette mention variera suivant la nature même des titres représentés. Ainsi, s'il s'agit de jugements en minute, d'expéditions de jugements, ou d'actes authentiques en brevet, les Conservateurs indiqueront, dans la colonne intitulée : Date des titres, l'ordre du juge si le jugement n'est pas enregistré et, dans les autres cas, la date de l'enregistrement soit de l'expédition du jugement, soit de l'acte en brevet, le nom du bureau, le folio et la case ».

Ce que réglemente le passage de l'Instruction qui vient d'être reproduit, c'est donc une simple question de manutention. S'il prescrit au Conservateur d'indiquer, dans la colonne intitulée « Date des titres », l'ordre du juge, rien n'autorise à penser que ce qui est désigné sous les termes « ordre du juge » c'est une ordonnance particulière du juge qui autoriserait l'inscription sans représentation du titre. Il est plus vraisemblable, comme l'observe l'ordonnance rapportée ci-dessus, que le cas visé est celui des jugements déclarés exécutoires sur la minute,· auquel cas c'est cette minute qui est présentée au Conservateur et c'est la date du jugement lui-même qui est inscrite dans la colonne ad hoc du registre des dépôts.

Au surplus, à supposer même que l'interprétation à donner au passage en cause de l'Instr. n° 2309 soit celle que prétendent généralement les requérants, cette prescription d'ordre administratif ne s'imposerait pas au juge et ne le dispenserait pas de rechercher si elle est juridiquement fondée.

En droit, il est exact, comme le constate le Président du Tribunal de N..., dans son ordonnance, qu'il n'existe aucun texte donnant au Président du Tribunal le pouvoir d'accorder aux bénéficiaires d'un jugement une dérogation aux prescriptions impératives de l'art. 2148 C. Civ. Mais il n'en résulte pas que le président doive nécessairement refuser l'autorisation demandée. Il est à peu près unanimement admis, en effet, que le Président du tribunal peut statuer par voie d'ordonnance sur requête, non seulement dans les cas où cette procédure est prévue par la loi, mais encore dans tous les cas qui exigent une décision immédiate (Garsonnet et Cézar-Bru, 3° éd., t. VIII, n° 171; Glasson, Tissier et Morel, 3° éd., t. II, n° 318; L. Mérignhac et A. Mérignhac, Traité théorique et pratique des ordonnances sur requête, n° 7 et 710.) Spécialement, sous le régime antérieur à la loi du 1er mars 1918, qui a modifié l'art. 2148 du Code Civil, les auteurs qui, à l'encontre de l'opinion généralement admise, estimaient un titre nécessaire pour l'inscription de séparation des patrimoines, admettaient qu'il pouvait être suppléé à ce titre par une ordonnance du président du tribunal civil (Aubry et Rau, 5° éd., t. X, § 619, p. 79; Demolombe, t. 17, n° 106; L. Mérignhac et A. Mérignhac, op. cit., n° 722).

Le président du tribunal de N... aurait donc pu, sans excéder ses pouvoirs, satisfaire à la requête qui lui était présentée.

Par ailleurs son ordonnance, qui aurait été exécutoire comme toute autre décision de justice (Garsonnet et Cézar-Bru, 3° éd. t. VIII, n° 174 ; L. Mérignhac et A. Mérignhac, op. cit., n° 73), aurait été opposable au débiteur et aurait constitué entre les mains du créancier un titre au sens de l'art. 2148 C. Civ., dont la présentation aurait autorisé le Conservateur à accepter le bordereau d'inscription (Rappr. C. Aix, 18 novembre 1932, J.C. 11.254; Cass. req. 28 mars 1935, D.H. 1935-460, J.C. 11.638).

Presque toujours les ordonnances de l'espèce sont déclarées exécutoires sur minute. C'est dès lors cette dernière qui doit être présentée au Conservateur. Si l'exécution sur minute n'avait pas été autorisée, le Conservateur serait sans doute fondé à demander la production d'une expédition contenant aussi copie de la requête. Néanmoins, dès lors que le débiteur n'a pas qualité pour discuter les justifications qu'il à exigées (Cass. req. 28 mai 1935 précité), il n'engagerait pas sa responsabilité du fait qu'il accepterait le bordereau d'inscription sur la production de la minute, laquelle, au surplus, présente, pour ce qui concerne la preuve de l'existence de la créance, la même garantie que l'expédition.

Annoter : Précis Chambaz et Masounabe, n° 616 et 701 ; de France, n° 51.