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ARTICLE 295

ETATS HYPOTHECAIRES.

Etats sur transcription.
Omission de la précédente vente du même immeuble.
Réparation du préjudice. - Mode d'évaluation.

SOMMAIRE

C'est à juste titre que l'expert chargé de déterminer la valeur d'une propriété a, dans son estimation, tenu compte de la situation particulièrement avantageuse de cette propriété par rapport à celle des immeubles pris pour base de comparaison et qu'il s'est référé aux perspectives d'avenir du quartier, ces perspectives constituant un élément actuel de base des transactions immobilières.

Par ailleurs, l'acquéreur qui ne peut entrer en possession de l'immeuble acquis parce que son vendeur avait précédemment vendu cet immeuble à un tiers a droit à une indemnité pour perte de jouissance calculée à compter du jour de l'acquisition, bien qu'il se soit abstenu pendant quatre ans de prendre possession de l'immeuble en cause.

En fin l'allocation d'une indemnité de réemploi se justifie par les frais que l'acquéreur évincé aura à supporter pour acquérir un immeuble de remplacement

JUGEMENT DU TRIBUNAL DE CLERMONT-FERRAND DU 15 NOVEMBRE 1956

Le Tribunal,

Vu le jugement du siège en date du 2 décembre 1954 auquel le tribunal se réfère pour l'exposé des faits de la cause.

Attendu que par ce jugement, le Tribunal :

1° a reçu en la forme M..., en son action principale contre les héritiers S..., ceux-ci en leur demande en garantie contre M Pierre D..., et ce dernier en sa demande en garantie contre T...;

2° a donné acte aux héritiers S... de ce qu'ils s'en sont remis à droit sur le mérite de la demande de M... et de ce qu'ils se sont déclarés prêts à restituer à toutes sommes qui auraient pu être perçues par eux comme prix de l'immeuble vendu le 1er avril 1947 et qui a fait l'objet de la demande de M...;

3° a donné à M Pierre D..., de ce qu'il a offert le remboursement des frais, jusqu'à la demande en délivrance de l'état sur transcription, de la vente du 1er avril 1947, sous réserve de la restitution pour les droits d'enregistrement ;

4° au fond a dit qu'à défaut par les héritiers S... de pouvoir mettre M... en possession de l'immeuble vendu et de lui en assurer la libre et paisible jouissance, les dits héritiers sont tenus, en sus de leur offre de restituer le prix, d'acquitter les frais et loyaux coûts d'actes et de formalités, ainsi que de payer au dit M... une indemnité réparatoire de l'entier préjudice subi par lui;

5° a validé l'offre ci-dessus spécifiée de M Pierre D... et a déclaré la responsabilité de T... engagée envers ce notaire et tenu de la garantie dont cet officier ministériel est lui-même tenu envers les héritiers S... ;

6° a dit que la garantie de T... s'étendait à toutes les conséquences dommageables de la faute qu'il a commise en délivrant à la date du 16 juillet 1947 un certificat négatif général sur formalités hypothécaires et qu'en conséquence il devrait relever M Pierre D... sous réserve de l'offre faite par celui-ci, de la garantie due par ce notaire aux héritiers S... pour toutes les condamnations prononcées contre ces derniers, au profit de M... ;

7° a ordonné une expertise confiée au sieur D..., à l'effet de voir et visiter le terrain acquis par M... le 1er avril 1947, de le décrire, de déterminer en se plaçant à la date de ses opérations la plus value acquise par ce terrain et de chiffrer en tenant compte de tous éléments, l'entier préjudice subi par ledit M... du fait de l'aliénation antérieure consentie au profit d'un tiers.

Attendu qu'en exécution de ce jugement, l'expert D... a régulièrement rempli sa mission dont il a consigné les résultats dans un rapport déposé le 14 octobre 1955 au greffe du siège.

Attendu que les conclusions dudit rapport sont acceptées par M..., mais critiquées par T..., les héritiers S... et M Pierre D... se bornent à confirmer leur position initiale dans le procès.

Attendu qu'après avoir indiqué que la propriété litigieuse figure à la matrice cadastrale de Clermont-Ferrand, section K, numéros 588 et 587 pour une surface de 17 ares, correspondant sensiblement à la surface réelle et qu'elle consiste en un jardin en friche, avec tonne en maçonnerie couverte en tuiles, l'expert expose que cette propriété est située dans le quartier Saint Jacques en plein développement et en plein essor, à l'extrémité Ouest du Boulevard Loucheur, grande artère de 35 mètres de largeur, qui constitue l'axe de ce quartier, à proximité de l'église et du groupe scolaire.

Que l'expert souligne que la faveur dont jouit ledit quartier, particulièrement sain et aéré, est encore accrue depuis peu par le fait que les hospices de Clermont-Ferrand y envisagent l'installation d'un très important centre hospitalier régional qui couvrira près de 30 hectares.

Attendu que pour évaluer la valeur actuelle du terrain litigieux qui, après percement des voies envisagées, se trouvera divisé en deux lots, l'un de 1.100 m2 environ, à l'ouest de la rue Rissler et au nord du boulevard Loucheur. l'autre de 147 m2 environ, à l'est de la dite rue et au nord du dit boulevard, l'expert s'est référé à trois prix d'acquisitions réalisés par les hospices de Clermont-Ferrand dans le même quartier, sur la base d'estimation établie par l'Administration de l'Enregistrement des Domaines.

Que considérant que la propriété litigieuse est nettement mieux située que les immeubles de comparaison et qu'elle est appelée par ailleurs à un grand avenir en raison de sa situation à proximité immédiate d'une des entrées du futur hôpital, l'expert, en a arrêté la valeur à 1.000 francs le m2, soit pour l'ensemble à un million sept cent mille francs (1.700.000).

Attendu que l'expert a conclu que le préjudice causé à M... correspondait à son avis :

1° A la différence entre la valeur actuelle du terrain (1700.000 francs) et le prix de vente de quatre-vingt mille francs (80.000 francs) à restituer au demandeur, soit un million six cent vingt mille francs (1.620.000 francs).

2° A une privation de jouissance peu considérable, le terrain étant peu fertile et se louant dans le quartier comme jardin, environ deux francs le m2 en moyenne, de 1947 à 1955, soit trois mille quatre cents francs (3.400 francs) par an et pour huit ans : vingt sept mille deux cents francs (27.200 francs).

3° A la somme nécessaire pour payer les frais d'acquisition d'un nouveau terrain à bâtir, frais que l'on peut évaluer à sept pour cent (7 %), compte tenu des exonérations fiscales actuelles dont bénéficient les terrains à bâtir, soit pour un million sept cent mille francs (1.700.000 francs) environ, cent vingt mille francs (120.000 francs), somme de laquelle il y a lieu de déduire les frais de la première vente que doit rembourser M° Pierre D.... environ vingt-cinq mille francs (25.000 francs), reste quatre-vingt quinze mille francs (95.000 francs).

Qu'ainsi l'expert a chiffré à un million sept cent quarante-deux mille eux cents francs (1.742.200 francs) le total du préjudice causé à M...

Attendu que cette estimation qui repose sur de justes bases d'appréciation résiste aux critiques dont elle est l'objet de la part de T...

Qu'il ne saurait être en effet soutenu que le prix de la propriété litigieuse a été surévalué, alors qu'à juste titre, l'expert, dans son estimation, a tenu compte de la situation particulièrement avantageuse de cette propriété par rapport à celle des immeubles qu'il a pris pour points de comparaison et que c'est avec raison qu'il s'est référé aux perspectives d'avenir du quartier, ces perspectives constituant un élément actuel de base des transactions immobilières.

Que pas davantage, on ne peut contester à M... le droit à une indemnité pour privation de jouissance en rapport avec le produit locatif normal de la propriété.

Qu'il importe peu, à cet égard, que le dit M... ait cru devoir, pendant quatre ans, s'abstenir de prendre possession de son terrain, cette attitude n'ayant pu avoir pour effet de le priver du fruit qu'il aurait pu en retirer.

Qu'enfin, l'indemnité de réemploi prévue par l'expert se justifie par les frais qu'aura à supporter M... pour acquérir un immeuble de remplacement.

Attendu qu'il y a lieu, en définitive, d'homologuer le rapport d'expertise.

Attendu que par voie de conséquence et qu'en vertu de ce qui a été jugé aux termes du jugement sus-relaté, en date du 2 décembre 1954, il convient de statuer sur les demandes des parties, ainsi qu'il va être précisé au dispositif du présent jugement.

Vu l'article 130, c. pr. civ., pour les dépens.

Par ces motifs :

Le Tribunal...

Homologue le rapport d'expertise dressé en la cause par l'expert D... et par lui déposé, le 14 octobre 1955, au greffe du siège.

Condamne les consorts S... à payer et à porter à M..., outre le prix de quatre-vingt mille francs (80.000 francs) par lui déboursé pour son acquisition, les frais et loyaux coûts d'acte et de formalités avec intérêts au taux légal à compter du versement, ainsi que la somme de un million sept cent quarante-deux mille francs (1.742.000 francs), avec intérêts de droit à partir du prononcé du présent jugement.

Donne acte à M Pierre D... de son offre, réitérée de rembourser les frais jusqu'à la demande en délivrance de l'état sur transcription de la vente du 1er avril 1947, sous réserve de la restitution pour les droits d'enregistrement. Le condamne à garantir les consorts S... des condamnations prononcées contre eux au profit de M...

Condamne lui-même T... à garantir M° Pierre D... sous réserve de l'offre ci-dessus spécifiée, laquelle est validée. Condamne T... aux entiers dépens de l'instance (1)...

(1) Ces dépens se sont élevés à plus de 400.000 francs, compte tenu des intérêts, c'est ainsi à près de 2.200.000 francs que monte la condamnation prononcée contre notre collègue.

Observations. - L'instance dans laquelle a été rendu le jugement qui précède a fait déjà l'objet d'un jugement publié sous l'art. 287 du Bulletin.

Ce jugement, qui avait reconnu le principe de la responsabilité du conservateur signataire de l'état sur transcription incomplet, avait chargé un expert de déterminer la plus-value acquise par le terrain dont l'acquéreur n'avait pu prendre possession et de fixer le montant du préjudice subi de ce fait.

La nouvelle décision homologue le rapport d'expertise.

Notre collègue avait, devant le tribunal, critiqué la méthode employée par l'expert en ce que ce dernier avait, pour établir son évaluation, tenu compte des perspectives d'avenir du quartier où est situé le terrain litigieux. Il lui avait reproché en outre d'avoir inclus dans les dommages-intérêts à allouer, une indemnité de perte de jouissance calculée depuis le jour de l'acquisition, alors que l'acquéreur avait attendu quatre ans avant de prendre possession du terrain. Enfin, il avait contesté la légitimité d'une indemnité de réemploi.

Pour écarter la première de ces critiques, le tribunal a pris motif de ce que les perspectives d'avenir constituent un élément actuel de la base d'évaluation.

Ainsi qu'on l'a signalé dans les observations qui suivent le jugement du 22 décembre 1954, sous l'art. 287 du Bulletin, la jurisprudence de la Cour de Cassation est fixée en ce sens que, en cas d'allocation de dommages-intérêts, ces derniers doivent, pour assurer une réparation intégrale du préjudice, couvrir la valeur du dommage au jour de la décision judiciaire qui les accorde. Si, dès lors, la formule employée par le Tribunal signifie, comme il semble, que l'expert a retenu les perspectives d'avenir seulement dans la mesure où elles influaient sur la valeur actuelle de l'immeuble, la décision, sans doute rigoureuse en fait, serait cependant fondée en droit.

Par contre, la condamnation prononcée au titre de l'indemnité de perte de jouissance est pour le moins excessive. Pendant les quatre années ou l'acquéreur s'est abstenu de prendre possession du terrain, sans doute parce que, tout comme le précédent acquéreur, il le considérait exclusivement comme un terrain à bâtir, c'est sa passivité qui est la seule cause de l'absence de revenu; le terrain aurait été improductif pendant cette période, même si l'intéressé n'avait été ultérieurement évincé du fait de la vente antérieure qu'il ignorait encore. En lui accordant une indemnité pour la dite période, le tribunal n'a pas, dès lors, réparé un préjudice ; il a procuré à l'acquéreur évincé un enrichissement sans cause. L'intérêt en jeu est cependant très faible.

Quant à l'indemnité de réemploi correspondant à la différence entre le montant des frais d'acquisition d'un immeuble de remplacement et la somme allouée à l'acquéreur évincé à titre de remboursement des frais de la vente annulée, son principe peut être difficilement discuté en présence de la règle selon laquelle les dommages-intérêts doivent assurer la réparation intégrale du préjudice.

C.M.L., 2° édition, n° 2051