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ARTICLE 999

ETATS HYPOTHECAIRES.

Etats sur transcription.
Omission d'une transcription antérieure.
I. - Condamnation du Conservateur à des dommages-intérêts.
Evaluation du préjudice au jour de la réparation.

II. - Transcription non inscrite au répertoire.
Faute d'un prédécesseur ayant cessé ses fonctions depuis plus de dix ans.
Responsabilité du signataire de l'état.

JUGEMENT DU TRIBUNAL D'ORAN DU 6 MAI 1954

Le Tribunal :

Attendu que les conclusions des parties et les pièces versées aux débats font apparaître la situation suivante :

B... a actionné R... en revendication et en déguerpissement d'un terrain à bâtir de 450 m2 sis à Bouisseville, acquis par lui le 3 mars 1947, de la dame G... Germaine. Il lui réclame en outre, 50.000 F de dommages-intérêts. Pour le cas où son action serait estimée non fondée, il demande condamnation des époux G...-G... à lui payer une somme provisionnelle de 500.000 F avec exécution provisoire en attendant le résultat d'une expertise pour fixer l'étendue du préjudice à lui causé de l'ordre de 1.500.000 F, à raison de 3.000 F par mètre carré, prix actuel du terrain en cause. R... oppose que son titre a été transcrit avant celui de B..., son achat du 10 août 1952 comportant dans l'origine de propriété une transcription du 5 août 1909, au lieu du 1er septembre 1925 pour le titre de B... Il conclut au débouté de celui-ci et à sa condamnation en 100.000 F de dommages-intérêts ainsi qu'aux dépens.

Les époux G... dénient toute responsabilité dans la situation incriminée par B... Ils ont appelé en garantie P..., ancien Conservateur des Hypothèques d'Oran, à raison de la faute qu'il aurait commise, selon eux, en ne révélant pas la transcription de 1909 (au profit de C... auteur de R...) dans son état des transcriptions délivré en 1947 à B... Ils demandent en conséquence que P... soit condamné à les relever et garantir de toutes les condamnations qui pourraient intervenir entre eux. P... conclut au débouté pu et simple de l'action en garantie ci-dessus, car il n'a commis, proteste-t-il, aucune faute personnelle. La responsabilité incombe à l'un de ces prédécesseurs, le conservateur en fonction en 1909, qui a omis de mentionner au répertoire du bureau des Hypothèques la transcription en cause, rendant ainsi impossible en pratique sa découverte ultérieure. Il soutient encore que les précédents propriétaires, auteurs de B..., ont une part de responsabilité en ne décelant pas l'omission, en particulier la dame G... Germaine.

SUR CE

Attendu que l'action principale dirigée par B... à l'encontre de R... est mal fondé. Qu'en effet le titre de celui-ci est préférable comme ayant été transcrit le premier soit le 5 août 1909, alors que le titre de G... auteur de B... ne l'a été que le 1er septembre 1925.

Attendu que, par la vente à C... des 13 et 15 juillet 1909, le lot n° 1186 litigieux était sorti du patrimoine de B... Que par erreur il a été néanmoins compris, lors du décès de ce dernier, dans les biens composant sa succession, et adjugé en conséquence à G... par le jugement du Tribunal Civil du 8 juillet 1925, rendu sur licitation.

Attendu par suite que R... est le véritable propriétaire dudit lot. Qu'il échet de débouter B... des fins de son action en consécration de propriété, en déguerpissement de R... et en paiement de dommages-intérêts.

Attendu que la bonne foi de B... étant certaine, la demande reconventionnelle en 100.000 F de dommages-intérêts formée contre lui par R... manque de fondement.

Attendu que B... peut légitimement réclamer à ses vendeurs tenus à la garantie, les époux G...-G..., la réparation du préjudice subi du fait de son éviction.

Attendu que la valeur de ce préjudice doit être appréciée au jour de la réparation en matière contractuelle comme en matière délictuelle, conformément à la jurisprudence récente de la Cour de Cassation (Cass. sect. Com. et Fin., 16-2-1954).

Attendu que l'acquisition du terrain a été faite par B... en 1947 pour le prix de 135.000 F. Que le 10 août 1951 R... s'est rendu acquéreur pour la somme de 202.500 F. Que si les prix des lots à bâtir ont enregistré une certaine augmentation de valeur depuis l'année 1951 dans la localité en cause (Ain El-Turck, lieu dit Bouisseville), elle ne saurait être de l'ordre de plus de un million de F ainsi que l'allègue B... Que le Tribunal possède les éléments d'appréciation suffisants pour évaluer à 500.000 F le préjudice actuel subi par B... y compris les frais de l'acte A... du 3 mars 1947, et ceux qu'il serait appelé à supporter en cas d'achat effectif d'un autre terrain. Qu'une mesure d'expertise nécessairement onéreuse n'apparaît pas nécessaire en la cause pour déterminer le préjudice dont s'agit.

Attendu, en ce qui concerne l'action en garantie dirigée par les époux G...-G... contre P..., Conservateur des Hypothèques à Oran, lors de l'acte précité du 3 mars 1947, que la responsabilité de ce dernier se trouve engagée par le fait du défaut de mention dans le certificat délivré par lui le 18 mars 1947 à M' A..., notaire, de la transcription du 5 août 1909 de la vente des 13-15 juillet 1909 par B... aux époux C... (acte de M P..., notaire à Oran).

Attendu qu'il importe peu que ce défaut de mention ait pour cause la faute commise par le Conservateur des Hypothèques en fonctions en 1909, qui aurait omis de mentionner ladite transcription sur le répertoire, registre non officiel, qui est tenu pour le service intérieur du bureau en vue de faciliter les recherches. Qu'il est en effet de jurisprudence que le Conservateur qui délivre un état fondé sur les indications erronées de ses tables ou de son répertoire est personnellement responsable du préjudice pouvant en résulter pour les tiers, alors même que l'erreur ou l'omission serait imputable à son prédécesseur si celui-ci a cessé ses fonctions depuis plus de 10 ans. Qu'il encourt une des responsabilités directes et n'a pas d'autre ressource que son recours contre son prédécesseur appelé en garantie. Que tel recours en garantie ne joue d'ailleurs même pas au cas où le Conservateur a donné sans réserve à son prédécesseur on aux héritiers de celui-ci récépissé de tous les registres et répertoires que les Conservateurs sont chargés de tenir (Cass., Req. 22 février 1831, 5. 1831-1-92).

Attendu qu'il n'est pas démontré que G..., notaire à Oran, ait commis une faute en ne requérant pas d'état des transcriptions sur son adjudication du 8 juillet 1925. Qu'au demeurant tel état eut été muet, selon toute vraisemblance, quant à la transcription susvisée du 5 août 1909, pour la même raison que ci-dessus, à savoir son omission au répertoire de la Conservation. Que la prétention de P... de faire supporter à la dame G..., héritière de G..., moitié de la responsabilité encourue ne saurait donc être admise.

Attendu que P... est dès lors tenu de relever et garantir les époux G... des condamnations prononcées à leur encontre.

Attendu que les dépens sont à la charge des époux G...-G... qui succombent, sauf à P... à les en relever.

Attendu qu'à défaut de démonstration de l'urgence ou du péril en la demeure il n'y a pas lieu d'ordonner l'exécution provisoire.

PAR CES MOTIFS

Statuant publiquement contradictoirement en matière ordinaire et en premier ressort.

Dit que R... est seul propriétaire du lot de terrain à bâtir portant le n° 186 du plan de lotissement de Bouisseville. Déboute en conséquence B... des fins de son action en revendication et en déguerpissement.

Condamne les époux G...-G..., défendeurs, à payer à B... la somme de 500.000 A.F. en réparation du préjudice subi par lui du fait de son éviction. Les condamne aux entiers dépens de l'instance avec distraction au profit de M' V... et G..., avoués, aux offres de droit.

Dit que P... a commis une faute en ne révélant pas la transcription en date du 5 août 1909, de la vente B...-C... notamment lors du certificat délivré par lui le 18 mars 1947 sur la transcription de la vente du 3 mars 1947, consentie par la dame G... Germaine, épouse G... à B.... Condamne en conséquence P... à relever et garantir les époux G...-G... de toutes les condamnations ci-dessus prononcées contre eux.

Dit n'y avoir lieu à exécution provisoire du présent jugement.

Observations - I. Le jugement ci-dessus, bien que rendu sous le régime hypothécaire antérieur au 1er janvier 1956, conserve actuellement tout son intérêt.

Il fait application de la jurisprudence de la Cour de Cassation suivant laquelle les dommages-intérêts doivent assurer à la victime une réparation intégrale du préjudice subi et, à cet effet, doivent être calculés sur la valeur du dommage au jour du jugement ou de l'arrêt et tenir compte de la hausse des prix survenue depuis l'époque du fait dommageable. Cette jurisprudence a été analysée dans les observations publiées au Bulletin, art. 287, à la suite du jugement du Tribunal de Clermont-Ferrand du 22 décembre 1954, qui a statué dans le même sens que le jugement rapporté.

C'est cette jurisprudence, à laquelle il se réfère d'ailleurs explicitement, qui a permis au Tribunal de faire entrer en compte l'augmentation de prix de l'immeuble litigieux survenue depuis l'époque de la vente annulée pour fixer le montant de l'indemnité due par les vendeurs à l'acquéreur évincé.

II. Dans l'espèce, le véritable responsable de l'omission constatée dans l'état sur transcription était en fait non pas le Conservateur qui, en 1947, avait délivré l'état incomplet, mais un précédent Conservateur qui, en 1909. avait omis de mentionner la transcription en cause an répertoire.

Dans cette situation, le Conservateur assigné était fondé, en principe, à appeler son prédécesseur en garantie. A cet égard, on ne saurait adopter l'opinion exprimée, d'une manière d'ailleurs incidente, dans les motifs du jugement, et selon laquelle le recours en garantie ne serait plus possible lorsque le Conservateur en fonctions a donné sans réserve à son prédécesseur ou aux héritiers de celui-ci un récépissé de tous les registres ou répertoires du bureau.

Peut-être un tel récépissé est-il de nature à mettre obstacle à une contestation entre deux Conservateurs au sujet du nombre des registres existant au bureau lors de la remise du service. Aussi bien, est-ce à l'occasion de l'absence d'un volume du répertoire qu'a statué l'arrêt de la Cour de Cassation du 22 février 1831 cité par le jugement (Dalloz, R.G. V° Privilèges, n° 2897 ; S- 18 31 -I-92).

Mais on ne saurait admettre que le Conservateur qui a donné récépissé des documents à lui remis par son prédécesseur s'est interdit de ce seul fait toute réclamation au sujet des erreurs ou omissions ultérieurement constatées dans ces documents. Pour décider le contraire, il faudrait supposer que le Conservateur entrant s'est assuré, avant de donner récépissé, que les répertoires et tables sont complets et que toutes les formalités y ont été inscrites.

Une décision du 15 Thermidor an IX, citée en Répertoire de Manutention de Maguéro (V° Hypothèques, n° 218), aurait, il est vrai, considéré cette hypothèse comme réalisable. Mais, en admettant que les rapprochements qu'elle implique aient été possibles en l'an IX, ce qui est déjà fort douteux, ce serait défier le bon sens que prétendre les imposer aujourd'hui à un Conservateur. Ainsi que l'observe le Répertoire de Manutention déjà cité (eod. loc.) " ce travail, ajouté à la besogne quotidienne serait évidemment au-dessus des forces d'un agent quelconque et on peut être certain qu'il n'a jamais été effectué ni tenté nulle part ".

Ainsi donc, dans l'espèce soumise au Tribunal, on peut tenir pour assuré que le Conservateur assigné possédait en principe un recours contre celui de ses prédécesseurs qui gérait la Conservation en 1909. Mais, ce dernier ayant cessé ses fonctions depuis plus de dix ans, la prescription faisait obstacle à l'exercice de l'action récursoire (Trib. de Clermont-Ferrand, 3 juillet 1891, R.H. 879, J.C. 4193).

Cette circonstance était-elle de nature à dégager de toute responsabilité le Conservateur signataire de l'état erroné, comme celui-ci le soutenait devant le Tribunal ?

On l'a prétendu (Maguéro, Répertoire de Manutention, eod. V° n° 218). Mais le Jugement s'est prononcé en sens contraire et, aussi rigoureuse que soit cette décision pour les Conservateurs, elle paraît bien fondée en droit.

L'action principale, d'une part, et l'action récursoire, d'autre part, sont deux actions en responsabilité connexes, mais distinctes, tant du point de vue des personnes qu'elles mettent en cause qu'en ce qui concerne le fait dommageable qui leur donne naissance : la première oppose le requérant de l'état entaché d'omission et le Conservateur qui a délivré cet état et a pour objet la réparation du préjudice résultant de l'omission; la seconde qui intéresse le signataire de l'état erroné et son prédécesseur a son fondement dans la faute qu'a commise ce dernier en omettant de mentionner au répertoire la formalité litigieuse. L'exception de prescription que l'auteur de cette faute peut opposer à son prédécesseur, si elle est de nature à empêcher l'exercice de l'action récursoire, est étrangère au requérant de l'état et laisse dès lors intacte l'action appartenant à ce dernier.

A Il importe d'ailleurs de remarquer que la solution contraire ferait apparaître une grave lacune dans l'organisation de notre système hypothécaire alors en effet que celui-ci repose essentiellement sur la responsabilité civile du Conservateur: les usagers seraient, dans la thèse contraire à celle du Tribunal, privés de tout recours pour toutes les formalités omises ou inexactement mentionnées sur les tables ou répertoires par des Conservateurs ayant cessé leurs fonctions depuis plus de dix ans.

Si cependant l'interprétation consacrée par le Tribunal présente le double mérite d'être fondée en droit et de sauvegarder les intérêts légitimes des usagers du service hypothécaire, il n'en reste pas moins qu'elle expose les Conservateurs au risque d'avoir à supporter les conséquences des fautes d'autrui. C'est pour tenir compte de cette situation particulière que, sur la proposition de son Comité, l'Assemblée générale de l'A.M.C. a, dans sa séance du 12 juin 1954, décidé que, dans une telle hypothèse, l'Association pourrait se substituer au Conservateur condamné, pour le payement des condamnations lorsqu'aucune autre faute ne serait retenue à la charge du collègue en cause (compte rendu de l'Assemblée générale, p. 26 et 27).

III. Selon le jugement, la somme de 500.000 A.F. que les vendeurs sont condamnés à payer à l'acquéreur évincé représente l'entier préjudice subi par ce dernier et comprend en particulier les frais de l'acte d'achat annulé et " ceux qu'il serait appelé à supporter en cas d'achat effectif d'un autre terrain ". C'est par ailleurs de la totalité de cette condamnation que le Conservateur est condamné à garantir les vendeurs.

Ces deux chefs du jugement appellent plusieurs critiques.

En premier lieu, si la réparation intégrale du préjudice comportait nécessairement le remboursement des frais de l'acte de verte annulé, il excluait par contre les frais de l'acte d'achat d'un autre terrain. En retenant les frais de ce dernier acte pour le calcul des dommages-intérêts, le tribunal ne s'est pas borné à accorder à l'acquéreur évincé la réparation d'un préjudice; il lui a procuré un enrichissement, puisque, en fin de compte, l'acquéreur se trouvera propriétaire d'un terrain sans avoir supporté les frais de son acquisition.

Par ailleurs, si les frais de l'acte de vente annulé devaient être mis à la charge des vendeurs, il n'y avait aucune raison de les comprendre parmi ceux dont le conservateur devait la garantie.

Il n'y a en effet aucune relation de cause à effet entre l'établissement de l'acte de vente annulé et l'omission commise par le conservateur dans l'état sur transcription. Si cet état avait révélé que les vendeurs n'étaient plus en réalité propriétaires de l'immeuble vendu, l'acte de vente n'en aurait pas moins été d'ores et déjà établi et les frais qu'il a entraîné seraient nécessairement restés à la charge des vendeurs ou du notaire. On ne voit pas pourquoi il en serait autrement du fait de l'erreur commise par le conservateur à une époque où ces frais ne pouvaient plus être évités.

Pour se prémunir contre les risques d'établir un acte inutile, les vendeurs (ou leur conseil) auraient dû s'assurer que l'immeuble à vendre leur appartenait effectivement, en requérant préalablement un état des transcriptions. Faute d'avoir requis cet était préalable, ils auraient dû supporter sans recours la charge des frais de l'acte annulé.

Enfin, la somme de 500.000 (AF) constituant l'unique condamnation prononcée au profit de l'acquéreur, on peut en induire qu'elle comprend le remboursement du prix. Or, à concurrence de ce prix, la condamnation a, pour les vendeurs, le caractère de restitution d'une somme indûment perçue par leur auteur et devait rester à leur charge.

A cet égard encore, le chef du jugement qui met finalement à la charge du conservateur la totalité de la somme de 500.000 (AF) allouée à l'acquéreur évincé est sujet à critique.

.Annoter C.M.L., 2° éd., n° 2045, 2051 et 2053.