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ARTICLE 1480

PROCEDURE.

Action contre le Conservateur.
Pouvoir d'instruction du magistrat chargé de la mise en état.
Solution du litige impliquant la vérification des mentions portées au registre des dépôts.
Consultation desdites mentions par un huissier commis à cette fin.

COUR D'APPEL DE RENNES, 1er CHAMBRE A:
Ordonnance du conseiller chargé de la mise en état des procédures
en date du 20 décembre 1989.

Faits: Un usager du service de la publicité foncière avait demandé au juge des référés de condamner le conservateur territorialement compétent à lui délivrer sous astreinte de 100 F par jour de retard, un état hypothécaire à jour des immeubles figurant au cadastre de la commune de O... sous les numéros AY 1043 et AY 1044. Cette demande ayant été rejetée, son auteur a relevé appel et il a, au cours de l'instruction, sollicité du conseiller chargé de la mise en état de " délivrer injonction à Monsieur le Conservateur des Hypothèques de communiquer le registre des dépôts afférent à la présente affaire et prescrit par les articles 2200 à 2203 du code civil, sous astreinte de 200 F par jour de retard". Pour s'opposer à cette demande l'intimé a fait valoir qu'en dehors d'un droit de communication, réglementé par l'instruction du 10 janvier 1985, qui bénéficie à certains agents de l'Etat et aux enquêteurs de police judiciaires dûment commis par un juge, " l'accès aux documents détenus par les conservations des hypothèques ne peut s'exercer que dans le cadre de la procédure de réquisition organisée par l'article 2196 du code civil et dans les conditions fixées par l'article 39 du décret modifié du 14 octobre 1955". Pour écarter ce moyen de défense, tout en s'abstenant de prescrire tant le déplacement du registre des dépôts que sa consultation directe par l'appelant, le conseiller de la mise en état a, dans son ordonnance rendue après avoir entendu les avocats des parties, développé les considérations de droit et de fait rapportées ci-après.

"SUR CE:

" Considérant qu'aux termes de l'article 143 du nouveau code de procédure civile, les faits dont dépend la solution d'un litige peuvent, à la demande des parties ou d'office, être l'objet de toute mesure d'instruction légalement admissible;

" Qu'il résulte des articles 770 et 771 du même code que le juge de la mise en état, d'une part exerce tous les pouvoirs nécessaires à la communication, à l'obtention et à la production des pièces, d'autre part est seul compétent jusqu'à son dessaisissement pour ordonner d'office toute mesure d'instruction ;

" Considérant, en l'espèce que Mademoiselle R... fait valoir qu'elle est en litige depuis 1985 avec la société de construction immobilière G... laquelle a acquis d'une dame P... par acte du 15 mars 1985 des parcelles de terre, cadastrées no 139 et 140 formant un ensemble contigu à son héritage sur la commune de Q... ;

" Que, pièces à l'appui, elle observe à juste titre au vu des fiches cadastrales que la parcelle no 140 a été divisée au cadastre sous les numéros 1043 et 1044, puis extraite du compte " propriétaire " de la S.C.I. G... au 1er janvier 1987 pour être réintégrée au compte de l'ancienne propriétaire Madame P..., alors que les renseignements hypothécaires ne comportent pas l'indication d'une mutation correspondante de propriété ;

" Que pour expliquer cette anomalie la direction des Services fiscaux indique qu'une erreur a été commise dans les documents cadastraux lors de la prise en compte de la division de la parcelle AY 140 réalisée en avril 1986 sur demande d'un représentant de la S.C.I. G..., et que dans la mise à jour pour 1987, les parcelles AY 1043 et 1044 ont été réinscrites au nom de l'ancien propriétaire, Madame P... ;

" Mais considérant qu'aucune modification de la situation juridique d'un immeuble ne peut faire l'objet d'une mutation cadastrale si l'acte ou la décision judiciaire constatant cette modification n'a pas été préalablement publiée au fichier immobilier ;

" Considérant que la solution du litige implique la vérification des mentions portées au registre des dépôts ;

" Qu'en son principe, la demande de Mademoiselle R... ne se heurte à aucun motif d'irrecevabilité, au regard de la compétence du conseiller de la mise en état et de l'évolution actuelle de la procédure ;

" Que l'administration fiscale ne saurait refuser l'accès aux documents concernés en excipant d'une simple circulaire à usage interne alors qu'aucun texte législatif ou réglementaire ne vient expressément limiter en ce domaine les pouvoirs conférés au juge de la mise en état par les articles susvisés du nouveau code de procédure civile ;

" Considérant toutefois qu'en raison de la nature particulière et des conditions d'utilisation du registre des dépôts prévu par l'article 2200 du code civil, il n'est pas opportun d'ordonner "la production aux débats" du volume se rapportant à la période litigieuse, selon des modalités qui emporteraient un dessaisissement matériel par le conservateur des hypothèques qui en a la garde ;

" Qu'il paraît plus adéquat de commettre un huissier de justice aux fins de procéder aux constatations nécessaires, conformément aux articles 249 et suivants du nouveau code de procédure civile, à charge par Mademoiselle R... d'avancer la provision sur la rémunération du constatant ;

" Que bien que Mademoiselle R... n'ait pas fourni de précision sur ce point dans ses conclusions il ressort de la correspondance versée aux débats notamment une lettre du 17 avril 1989 adressée au directeur des services fiscaux, que les vérifications au registre des dépôts doivent s'appliquer à la période comprise entre le 21 avril 1986 et le 1er janvier 1987;

" PAR CES MOTIFS :

" Commet le président de la chambre départementale des huissiers du M..., ou son délégataire, à l'effet de :

"- se rendre à la conservation des hypothèques de L... ou à défaut au greffe du tribunal de grande instance où est déposée la reproduction du registre des dépôts prévu par l'article 2200 du code civil ;

"- se faire remettre le ou les volumes concernés et rechercher si des mutations de propriété sont intervenues, relativement aux parcelles mentionnées au cadastre de la commune de O... sous les n° 1043 et 1044 au cours de la période s'étendant du 21 avril 1986 au 1er janvier 1987; le cas échéant, relever les mentions s'y rapportant ;

"- procéder à toute autre vérification qui s'avérerait indispensable ou utile eu égard aux données du litige susexposé ;

" - consigner par procès-verbal les constatations effectuées ;

" Dit que le constat devra être déposé au greffe de la Cour dans un délai de 3 mois à compter de la présente ordonnance ;

" Dit que Mademoiselle R... sera tenue de verser par provision une somme de 1000 F au constatant ;

" Dit qu'il nous en sera référé de toute difficulté ;

" Réserve les dépens de l'incident ;

" Rejette les demandes plus amples ou contraires ;

OBSERVATIONS

Soucieuse de s'assurer de l'identité du propriétaire d'un fonds voisin du sien, Mademoiselle R... a mené des recherches successivement au bureau des hypothèques et auprès du service du cadastre. Elle a d'abord levé deux états sur les deux parcelles concernées du chef respectivement de Madame P... et de la S.C.I. G..., l'un et l'autre certifiés à la date du 17 novembre 1988; le premier de ces états a révélé la vente desdites parcelles à la S.C.I. G... par Madame P... suivant acte notarié du 15 mars 1985 tandis que le second n'a fait mention d'aucune rétrocession ultérieurement consentie par l'acquéreur au vendeur. Mademoiselle R..., ensuite, a obtenu des fiches cadastrales d'où il ressort que les parcelles en cause, portées au nom de la S.C.I. G... en 1986, figuraient à partir du 1er janvier 1987 au compte de l'ancien propriétaire, Madame P...

Se fondant sur cette contradiction, un huissier commis par Mademoiselle R... s'est, le 7 février 1989, transporté au bureau des hypothèques; i1 a, après avoir invoqué les dispositions des articles 2196 et 2199 C. civ. et présenté les état et fiches susvisés, sommé le conservateur de lui faire connaître " s'il acceptait ou pas de mettre sérieusement les états à jour par rapport aux fiches cadastrales " et s'il consentait ou non à " les compléter sur le champ " ; cet officier ministériel, avant de se retirer, a, dans son " procès-verbal de refus de délivrer réquisition ", consigné la réponse, rapportée ci-après, faite par le conservateur;

" Toutes les réquisitions servies par mon bureau ont été délivrées à Mademoiselle R... sur le vu des seuls actes et documents authentiques détenus par mon bureau. Toutefois, si des discordances sont constatées entre les documents cadastraux et les documents publiés à mon bureau, il lui appartient de s'adresser directement au centre foncier d'A..., service du cadastre, le conservateur ne pouvant en aucun cas modifier les documents en sa possession. Copie de ce procès-verbal sera adressée par mes soins à la direction des services fiscaux de V... pour intervention, le cas échéant, auprès du centre foncier d'A... ".

La transmission ainsi annoncée fut faite le jour-même mais son destinataire montra peu d'empressement à soutenir son correspondant en difficulté ; le directeur départemental, bien qu'informé sur le champ de l'intervention d'un huissier et donc le 7 février au soir, ne donna pas suite à la suggestion faite de convier Mademoiselle R... et ses conseils à une réunion Hypothèques-Cadastre et il attendit le 23 mars 1989 pour, dans une lettre adressée à l'huissier qui avait instrumenté, reconnaître que lors de la prise en compte d'une division de parcelle, une erreur portant sur la désignation du propriétaire avait été commise par le service du cadastre et déclarer que le conservateur, pour sa part, ne pouvait délivrer d'autres renseignements que ceux qu'il a donnés. Mais la veille, soit le 22 mars 1989, notre collègue avait été assigné par Mademoiselle R... devant le juge des référés afin d'être condamné à délivrer sous astreinte de 100 F par jour de retard " un état hypothécaire à jour des propriétés concernées ", ensemble à payer 2 000 F au titre des frais irrépétibles visés à l'article 700 N.C.P.C. ainsi qu'à supporter les entiers dépens.

Au soutien de son action, Mademoiselle R... se prévaut des dispositions de l'article 2 du décret n° 55-22 du 4 janvier 1955 et de l'article 1402 C.G.I., lesquelles subordonnent toute mutation cadastrale à la publication préalable au fichier immobilier de la modification apportée à la situation juridique de l'immeuble concerné ; elle déduit du lien ainsi établi par la loi tant civile que fiscale qu'il n'a pu, en l'espèce, qu'y avoir une rétrocession, formalisée au bureau des hypothèques mais restée irrégulièrement secrète par le fait du conservateur.

La vérité de cette machination fut écartée par le président du tribunal de grande instance de L... statuant comme juge des référés ; dans une ordonnance rendue le 9 mai 1989, ce magistrat se fonda sur la foi due au fichier immobilier " qui seul reflète la réalité des droits publiés " et il estima " qu'en l'absence d'une quelconque vérification auprès des services du cadastre sur les motifs de la réinscription de ces parcelles au compte de Madame P... en contradiction avec les relevés hypothécaires, rien ne permet d'étayer les allégations selon lesquelles cette inscription aurait pour origine une rétrocession dissimulée alors qu'une erreur ou un défaut de mise à jour pourrait aboutir à un résultat identique ". En conséquence, la demanderesse fut déboutée et condamnée aux dépens ainsi qu'à payer 2 000 F au titre des frais irrépétibles visés à l'article 700 N.C.P.C.

Mademoiselle R. releva de suite appel et par un acte d'avoué à avoué signifié le 7 juillet 1989 fit sommation à l'intimé de lui " communiquer son registre des dépôts prescrit par les articles 2200 à 2203 du code civil ". L'appelante, de la sorte, souleva un incident dont le règlement entre dans les attributions du conseiller de la mise en état, lequel, en vertu des dispositions combinées des articles 770 et 910 N.C.P.C. " exerce tous les pouvoirs nécessaires à la communication, à l'obtention et à la production des pièces. C'est donc dans un contexte de chicanerie particulièrement retorse qu'est intervenue l'ordonnance susrapportée qui définit le principe et les modalités de consultation du registre des dépôts pour les besoins de l'instruction d'une demande en justice dirigée contre le conservateur qui en est le gardien.

Au plan du droit, cette ordonnance ne saurait être critiquée : l'exercice par un magistrat chargé de la mise en état des causes, des pouvoirs qui lui sont conférés, n'est susceptible d'être entravé ni par la règle, ressortant de l'article 2196 du code civil, selon laquelle les renseignements tirés de la documentation hypothécaire ne peuvent être délivrés qu'au vu de réquisitions écrites, ni non plus par l'instruction administrative du 10 janvier 1985 relative à la mise en oeuvre du droit de communication sur ladite documentation, reconnu à certains agents administratifs et aux officiers de police judiciaire. Quant à la question de savoir si, en l'espèce, l'appelante avait réuni suffisamment d'indices pour susciter un doute sérieux et justifier, dès lors, un supplément d'instruction, elle ne paraît appeler d'autre réponse que celle consistant à remarquer qu'il ne peut, de toute façon, être fait grief à un magistrat instructeur de ne rien négliger qui puisse contribuer à la manifestation de la vérité. Les modalités arrêtées, en tout cas, témoignent d'une sage prudence et ne peuvent qu'être pleinement approuvées ; elles évitent tout ce qui pourrait entraîner la perte ou l'altération du registre des dépôts en excluant son déplacement et sa consultation par la partie seule ; un huissier est commis et l'interposition de cet officier ministériel est pour les conservateurs une sérieuse garantie qui devra être revendiquée si l'occasion en est de nouveau donnée.

C'est au stade de l'exécution de l'ordonnance que des difficultés surgissent. Tout d'abord, il fut fait en sorte que le mandat confié au constatant ne soit pas immédiatement rempli ; l'huissier avait " fixé ses opérations au vendredi 26 janvier à 14 h 30 à la conservation des hypothèques de L... " mais il décida la veille d'y surseoir pour les raisons suivantes : Mademoiselle R... lui avait fait savoir par télégramme qu'elle avait été hospitalisée et, en outre, il avait appris qu'elle avait chargé son avocat de poser un recours contre l'ordonnance-même qu'il était chargé d'exécuter; c'est ce dont l'auteur de cette ordonnance fut informé par une lettre du 26 janvier 1990 à lui adressée par celui qu'il avait commis.

A la date du 13 février 1990, Mademoiselle R... fit signifier les conclusions annoncées, lesquelles tendaient implicitement à obtenir la rétractation de la mesure d'instruction dont l'exécution avait été différée ; elle y a demandé en effet, sous le prétexte d" une solution plus simple et moins onéreuse ", d" enjoindre au greffe du tribunal de grande instance où est déposée la reproduction du registre des dépôts, prévue par l'article 2200 du code civil, de remettre ce registre au greffe de la cour d'appel de Rennes pour consultation sur place par les parties, subsidiairement, autoriser les parties à consulter ce registre et à en prendre des copies au greffe du tribunal de grande instance où est déposée la reproduction prévue par l'article 2200 du code civil " ; elle y a conclu, d'autre part, à l'allongement de la période de vérification en substituant comme point de départ la date du 1er janvier 1986 à celle du 20 avril de la même année.

Notre collègue, dans sa réplique du 8 mars acquiesça à l'allongement souhaité mais s'opposa au surplus: il invoqua l'absence de base légale à la fois de la consultation directe du registre des dépôts par les usagers du service et du déplacement tant de celui détenu par le conservateur que de sa reproduction.

L'incident fut réglé par une ordonnance du 27 juin 1990 qui, sauf à inclure l'ensemble de l'année 1986 dans la période à examiner et à fixer un nouveau délai de 3 mois pour procéder aux investigations prescrites, s'en tint à la solution retenue par la décision du 20 décembre 1989; toutefois, "le constatant ayant été saisi tardivement de sa mission", une troisième ordonnance fut rendue le 5 octobre 1990 afin de reporter la date-limite des constatations au 27 décembre 1990.

Tous ces atermoiements firent que la vérification ne fut opérée que le 5 décembre 1990, soit, près d'un an après avoir été prescrite. Elle se déroula en présence de notre collègue, admis à la retraite deux mois plus tôt, et de Mademoiselle R..., l'un comme l'autre assisté par son avocat. Il est relaté dans le rapport qu'après avoir " vérifié minutieusement et scrupuleusement, case par case et page par page, chacun des six registres pour la période du 1/1 au 31/12/86 ", il n'a été " relevé aucune cession par la S.C.I. G... au profit de Madame P... ". Toutefois, il ne semble pas que Mademoiselle R... entende en rester là ; en effet, au cours des investigations, l'appelante " a fait part de son étonnement de ce que ces registres étaient écrits au crayon, ce qui pouvait permettre toutes sortes de manipulations et modifications, ce dont elle ne manquerait pas de faire état devant la Cour". Mais peut-être aura-t-elle été convaincue par la réponse faite sur le champ par l'huissier qui a noté " que de toute évidence, les écritures avaient été couchées sur ces registres par reproduction chimique de fiches individuelles ". Dans le cas contraire, c'est-à-dire s'il n'y a pas eu de désistement, l'affaire suivra son cours avec pour l'intimé son cortège de tracas.

C'est à ce second titre aussi que la relation des péripéties de ce procès dénué de tout fondement a semblé digne d'intérêt ; ces chicanes éclairent un aspect peu connu des effets de la responsabilité personnelle des conservateurs, qui se prolonge pendant les dix années suivant leur cessation d'activité ; ni la garantie accordée par l'assureur, ni l'appui reçu par l'A.M.C. ne suffisent à écarter tout à fait les tourments infligés à ceux qui ont la mauvaise chance d'être pris pour cible par des plaideurs acharnés; il importe de le savoir et de le rappeler.

Voir AMC n° 1563.