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ARTICLE 1542

PROCEDURE.

Action contre le conservateur.
Assignation devant le tribunal de grande instance pour y être condamné à l'amende civile et à la destitution édictées à l'article 2202 du code civil.
Demande reconventionnelle de dommages-intérêts pour recours abusif.
Contraventions alléguées non constituées.
Demande justifiée

Jugement du tribunal de grande instance de Créteil du 11 mai 1992

Faits : Dans un acte du 26 mars 1991, Me S..., notaire, comparaissant devant lui-même en qualité de mandataire d'un établissement bancaire, a tout d'abord dressé quittance du paiement de la somme prêtée, laquelle était garantie par une inscription d'hypothèque, puis il a poursuivi en certifiant " que par suite de ce paiement, la sûreté garantissant le prêt est éteinte de plein droit par application de l'article 2180 du code civil de sorte qu'aucune radiation n'est requise ". Cet acte fut remis au bureau de Créteil pour être publié sous forme de mention en marge ; mais notre collègue D... refusa d'exécuter la formalité requise en considérant qu'elle n'entrait pas dans le champ d'application de l'article 2149 du code civil et qu'ainsi, elle ne constituait pas une formalité civile prescrite au sens du 1er de l'article 878 du code général des impôts. Ces motifs furent développés dans une lettre du 17 avril 1991 adressée à Me S..., lequel y répliqua le 26 avril; mais M. D..., après réexamen, ne retint aucune des objections faites dans cette réponse et il confirma le refus dans une lettre du 12 juillet 1991. C'est dans ce contexte que quelques mois plus tard, soit le 2 décembre 1991, le conservateur fut assigné devant le tribunal de grande instance de Créteil afin, par application de l'article 2202 du code civil, d'y être condamné à une amende de 200 F à 2.000 F pour la première contravention, à la destitution pour la ou les contraventions suivantes ainsi qu'à 50.000 F de dommages-intérêts et au paiement de 10.000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile. Au cours des débats, Me S... fit grief à son adversaire d'avoir volontairement détourné la procédure de refus de dépôt de sa destination afin de donner à ses décisions un caractère discrétionnaire ; il en déduisit que de tels agissements constituent des contraventions aux dispositions du chapitre X du titre XVIII du livre troisième du code civil et qu'ils tombent, dès lors, sous le coup des sanctions prescrites à l'article 2202 déjà cité. Le défendeur, pour sa part, après avoir soulevé l'irrecevabilité des demandes pour défaut de qualité de leur auteur et conclut à leur absence de fondement, forma une demande reconventionnelle en paiement d'une somme de 250.000 F à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive et d'une somme de 20.000 F en application de l'article 700 N.C.P.C. Le tribunal rejeta la fin de non recevoir qui avait été opposée puis, passant à l'examen du fond, considéra, d'une part, que " les contraventions invoquées par M. S... ne sont pas constituées " et d'autre part, qu'" il n'est pas davantage établi que M. S... ait subi un préjudice du fait de l'obstruction du conservateur " ; en conséquence, après avoir " débouté M. S... de toutes ses demandes qui ne sont pas fondées ", il fut fait droit à la demande reconventionnelle par les motifs rapportés ci-après:

" M. S... en assignant le conservateur des hypothèques devant ce tribunal non pour trancher une question l'opposant à celui-ci sur le plan juridique mais à seule fin de sanction alors qu'aucune contravention n'est établie, cause un préjudice incontestable à M. D...

" Il résulte des éléments du dossier que M. S... a occasionné une perte de temps réelle pour M. D..., qu'il porte atteinte à son honorabilité et à sa crédibilité par des allégations fallacieuses et une poursuite dépourvue de fondement.

" Les faits apparaissent d'autant plus graves que M. S... de par sa profession n'aurait pas dû commettre les erreurs qu'il a commises et qu'il connaît les incidences fâcheuses que peuvent avoir des accusations, même non fondées, à l'égard d'une personne détentrice d'importantes responsabilités professionnelles.

" Pour toutes ces raisons, le tribunal estime bien fondée la demande reconventionnelle présentée par M. D...

" Compte tenu des éléments de l'espèce, il apparaît que le montant des dommages-intérêts que M. S... devra payer à M. D... peut être fixé à la somme de 30.000 F.

" Il serait également inéquitable de laisser à M. D... la charge des frais irrépétibles qu'il à dû engager à l'occasion de la présente procédure, une somme de 10.000 F lui sera allouée en application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

" Compte tenu de la nature de l'affaire, l'exécution provisoire est nécessaire.

" PAR CES MOTIFS

" Statuant publiquement contradictoirement et en premier ressort ;

" Reçoit M. S..., notaire, en sa demande qui est mal fondée;

" Dit que M. D..., conservateur des hypothèques n'a commis aucune des infractions reprochées ;

" Déboute M. S... de toutes ses demandes, fins et conclusions;

" Reçoit M. D..., conservateur des hypothèques, en sa demande reconventionnelle;

" La dit particulièrement fondée et y faisant droit ;

" Condamne M. S... à lui payer à titre de dommages-intérêts la somme de 30.000 F.

" Ordonne l'exécution provisoire ;

" Condamne M. S... à payer à M. D... la somme de 10.000 F en application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ;

" Le condamne, en outre, aux entiers dépens.

Observations

1 - Sur la demande principale

L'article 2149 du code civil permet aux titulaires des inscriptions hypothécaires de modifier le contenu des bordereaux d'inscription en faisant publier sous forme de mentions en marge " les subrogations aux privilèges et hypothèques, mainlevées, réductions, cessions d'antériorité et transferts qui ont été consentis, prorogations de délai, changements de domicile et, d'une manière générale, toutes modifications, notamment dans la personne du créancier bénéficiaire de l'inscription, qui n'ont pas pour effet d'aggraver la situation du débiteur". La faculté ainsi ouverte fait figure de dérogation au principe d'intangibilité des registres publics tenus dans les bureaux d'hypothèques et elle doit, dès lors, être strictement entendue : les émargements autorisés sont ceux qui, sans aggraver la situation du débiteur et donc sans apporter le moindre trouble aux créanciers inscrits moins bien placés, modifient l'un des éléments qui, servant à caractériser l'inscription, sont fixées impérativement mais limitativement aux 1° à 6° de l'article 2148 du code déjà cité. Tel est le cas des actes expressément désignés à l'article 2149, y compris les mainlevées et les réductions qui emportent toujours consentement à la radiation de l'inscription, totale ou partielle ; elles peuvent être publiées par le conservateur dès lors qu'elles exercent sur les inscriptions les effets révocatoires voulus par leurs auteurs, c'est-à-dire à condition que leurs dépôts soient accompagnés de réquisitions de radier. Au contraire, les auteurs de l'article 2149 n'ont pas fait état des quittances qui ne sauraient être mentionnées en marge des bordereaux faute d'incidence sur le signe public qu'est l'inscription ; en effet, " si la cause qui anéantit l'obligation principale anéantit nécessairement l'hypothèque qui y est attachée et qui n'en est que l'accessoire, elle laisse subsister l'inscription de cette hypothèque jusqu'au moment où elle est radiée" (Cour d'appel de Nancy, 26 décembre 1840, D. 1841,2,53). Aussi, est-ce à bon droit que notre collègue a estimé que la formalité requise n'entrait pas dans le champ d'application de l'article 2149 et comme un conservateur ne doit pas délivrer toutes les formalités requises mais seulement celles qui, en outre, sont " prescrites " (1) par les lois et les règlements, M. D... ne pouvait, comme il l'a fait, que refuser de prêter le concours qui lui était demandé. Le parti ainsi adopté a été pleinement approuvé dans les motifs servant de support au jugement du 11 mai 1992 et ce, dans les termes suivants : " La quittance, outre qu'elle n'est pas mentionnée par l'article 2149 du code civil ne rentre pas davantage dans la définition générale qui est donnée par l'article 2149 des mentions à publier... ; c'est à bon droit que le conservateur a opposé un refus à la demande de publication de la quittance, sollicitée par M. S... ".

(1) Cf. le 1° tant de l'article 3 de la loi du 21 ventôse an VII que de l'article 878 du C.G.I.

2 - Sur la demande reconventionnelle

Le mandat légal confié aux conservateurs des hypothèques d'exécuter certaines formalités civiles s'exerce sous le contrôle de l'autorité judiciaire. Les décisions de refus en particulier, ne jouissent d'aucune immunité; ceux auxquels elles font grief sont parfaitement en droit de les déférer au tribunal de grande instance aux fins d'annulation ou de réformation. Toutefois, le droit d'ester en justice n'est pas absolu: il peut dégénérer en abus et donner naissance à une dette de dommages-intérêts envers l'adversaire lorsqu'il se traduit par des actions qui, superflues pour celui qui les intente, ne peuvent s'expliquer que par l'intention de nuire ou une erreur grossière équipollente au dol. C'est un débordement de cette sorte qui s'est produit dans la présente espèce. A partir de deux décisions successives de refus, la seconde confirmant la première, motivées avec précision et qui, en définitive, ont été reconnues fondées, Me S... n'en est pas resté à un procès fait à l'acte qui lui semblait illégal; il s'en est pris à l'honnêteté même de son auteur en considérant que le conservateur avait volontairement détourné la procédure de refus de dépôt de sa destination afin de donner à ses décisions un caractère discrétionnaire, que cet agent public avait commis les infractions prévues et réprimées à l'article 2202 du code civil et qu'il devait, dès lors, être condamné à l'amende de 200 F à 2.000 F et à la destitution. Ce scénario apparaît excessif et venant d'un notaire en exercice, il ne pouvait être ressenti par celui qui y tient un rôle détestable que comme gravement vexatoire. Notre collègue, dès lors, se devait de demander réparation. L'indemnité accordée a été motivée par le temps perdu en vain et aussi par l'atteinte portée à l'honorabilité et à la crédibilité de la victime par des allégations fallacieuses et une poursuite dénuée de fondement, alors surtout que " M. S..., de par sa profession, n'aurait pas dû commettre les erreurs commises ". Me S..., toutefois, ne s'en tient pas là; il a interjeté appel.