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ARTICLE 1736

PROCEDURE

Action en responsabilité dirigée contre le conservateur par un créancier hypothécaire ayant perdu ses droits

Faute du défendeur constituée par l'omission d'une inscription provisoire judiciaire dans un état hors formalité au vu duquel le notaire a remis les fonds au vendeur

Lien de cause à effet entre la faute et le dommage non régulièrement établi faute par les juges d'appel d'avoir recherché si le préjudice n'est pas imputable au créancier qui a requis l'inscription définitive avant que le jugement statuant au fond ait acquis force de chose jugée.

Cassation avec renvoi devant la même cour d'appel autrement composée

Arrêt de la Cour de cassation ( 1ère chambre civile, 27 février 1996 )

Faits : Au vu d'un état hors formalité délivré le 18 juillet 1986, un notaire a remis au vendeur d'un immeuble la différence existant entre le prix payé par l'acquéreur et le total des sommes conservées par les inscriptions ainsi révélées.

Or, dans cet état il avait été omis de mentionner une inscription provisoire d'hypothèque judiciaire prise le 10 janvier 1986 dans les conditions prévues à l'ancien article 54 du code de procédure civile (1) si bien que le créancier, faute d'avoir reçu son dû, se retourna contre le conservateur, M. V...

Celui-ci, d'abord en première instance, puis en appel, a été condamné à indemniser le demandeur de la perte qu'il avait subie et ce, quoiqu'ait été invoqué le moyen tiré de ce que l'inscription omise devait être regardée comme ayant été rétroactivement anéantie.

Les considérations de droit et de fait développées à l'appui de ce moyen ont été relatées par la Cour d'appel d'Aix-en-Provence dans son arrêt du 7 juillet 1993. Elles sont les suivantes :

" A l'appui de son recours, M. V... fait valoir :

- Que pour satisfaire aux prescriptions de l'article 54 du code de procédure civile, l'inscription définitive, pour qu'elle ait pu rétroagir à la date de l'inscription provisoire, aurait dû être régularisée entre le 22 novembre 1986, date où le jugement a acquis force de chose jugée, sa signification étant intervenue le 21 octobre 1986, et le 22 janvier 1987;

- Qu'ayant été inscrite le 3 novembre 1986, cette hypothèque était prématurée et n'a donc pu avoir aucun effet rétroactif au jour de l'inscription provisoire qui est devenue nulle par application du même article 54 du code de procédure civile;

- Qu'en outre, aucune inscription d'hypothèque judiciaire définitive n'a été prise dans le délai de deux mois imparti par cet article;

- Que la nullité de l'hypothèque provisoire procédant de ces dispositions, il importe peu qu'aucune partie n'ait contesté la validité de l'inscription;

- Qu'il apparaît que l'omission qui lui est reprochée n'a pas été génératrice d'un préjudice, puisque, lors de la vente, le notaire, s'il avait connu l'inscription provisoire, aurait tout au plus procédé à la consignation des fonds mais n'aurait pu s'en dessaisir en faveur de la S.M.C. qu'en présence d'une inscription définitive régulièrement inscrite qui aurait rétroagi au jour de l'inscription provisoire, ce qui n'a pas été le cas, en sorte que le notaire n'aurait pu que constater cette situation et, dès lors, consigner la somme bloquée entre ses mains au profit des vendeurs ou de tout autre créancier qui se serait prévalu d'une sûreté valable".

Ce moyen fut rejeté par les motifs reproduits ci-dessous :

" L'argumentation de M. V... repose sur le postulat, consécutif à un revirement récent de la jurisprudence de la Cour de Cassation, aux termes duquel l'inscription précoce d'une hypothèque définitive serait désormais déclarée privée de tout effet et entraînerait, faute de régularisation ultérieure, l'anéantissement rétroactif de l'inscription d'hypothèque provisoire, que la S.M.C. se trouvant dans le cas précédent doit être considérée comme n'ayant jamais bénéficié d'une inscription valable, en sorte que l'omission de sa mention sur l'état de renseignements sommaires urgents hors formalité, qu'il ne discute pas, n'aurait pas privé ce créancier du bénéfice de sa sûreté.

" Cette argumentation ne saurait toutefois être retenue, la demande tendant à une déclaration de responsabilité professionnelle dont les éléments doivent s'apprécier in concreto à la date où la faute a été commise et le préjudice causé.

" Or, en l'espèce, le préjudice causé s'est trouvé consommé par la libération des fonds à laquelle le notaire a procédé suite à la délivrance d'un état de renseignements hypothécaires incomplet.

" Il est, en effet, certain que si l'état en question avait été correctement complété, le notaire, au vu de la mention de l'existence d'une hypothèque judiciaire provisoire, n'aurait pas manqué de consigner les fonds correspondant au montant de cette sûreté et ne les aurait pas déconsignés avant que n'intervienne une décision définitive sur l'exigibilité de la créance garantie ou la validité de la sûreté.

" Compte tenu de la chronologie des faits de l'espèce, il apparaît que la S.M.C. aurait pu, en cette hypothèse, une fois prise leur inscription définitive, fut-elle précoce, prétendre à un paiement que seule une contestation sur la régularité de cette inscription par une partie sur le fondement de l'article 54, alinéa 4, du code de procédure civile aurait pu empêcher, sans toutefois que cette contestation ne conduise à une déconsignation des fonds au profit des vendeurs, le notaire n'ayant pas à se faire juge de la validité de la sûreté et du bien-fondé de cette contestation.

" Il s'ensuit qu'en présence d'une telle contestation, à laquelle elle aurait nécessairement été partie, la S.M.C. aurait été à temps de faire bloquer à nouveau les fonds entre les mains du notaire en vertu d'un autre titre, tel opposition ou saisie-arrêt, qui ne pouvait que lui profiter, le jugement dont elle bénéficiait étant, entre-temps, devenu définitif.

" Dès lors, il se trouve établi que la constatation ultérieure d'une éventuelle irrégularité de l'inscription définitive et l'anéantissement rétroactif de l'hypothèque provisoire qui bénéficiait à la S.M.C. ne pouvaient constituer des circonstances qui auraient en pratique empêché celle-ci d'obtenir le paiement.

" Le jugement entrepris sera donc confirmé en ce qu'il a condamné M. V... à réparer le préjudice subi par la S.M.C., lequel a été correctement évalué au montant de la somme dont elle n'a pu obtenir le recouvrement ".

Ainsi, comme l'avait été le jugement du tribunal de Toulon, l'arrêt de la Cour d'Aix fut défavorable au conservateur, lequel l'exécuta, mais sans y acquiescer.

En effet, il persista à considérer qu'il n'avait commis aucun manquement de nature à engager sa responsabilité en omettant de délivrer une inscription ayant depuis, par le fait de son bénéficiaire, été rétroactivement privée de tout effet.

Aussi, s'est-il pourvu en cassation.

A l'appui de son recours, il a soutenu qu'eu égard à cette nullité rétroactive, l'omission en cause " est sans lien de causalité avec le préjudice invoqué par la S.M.C. résultant de la perte de sa créance. Qu'en décidant le contraire, la Cour d'appel a violé les articles 48 et 54 du Code de procédure civile, ensemble l'article 1382 du Code civil ".

Il a également fait valoir que "l'annulation rétroactive de l'inscription judiciaire d'hypothèque provisoire par suite du défaut de demande d'inscription de l'hypothèque définitive dans le délai légal se produit de plein droit. Qu'il n'appartient pas au notaire de donner effet à cette inscription provisoire dans l'attente d'une décision éventuelle statuant sur son irrégularité. Qu'en énonçant que si M. V... avait délivré un état comportant la mention de l'inscription d'hypothèque provisoire, le notaire aurait consigné les fonds, ce qui aurait préservé les droits de la S.M.C., la Cour d'appel a derechef violé les articles 48 et 54 du Code de procédure civile ".

Statuant sur ce pourvoi, la première chambre civile a, le 27 février 1996, cassé l'arrêt attaqué par les motifs et dans le dispositif reproduits ci-après.

" Sur le moyen unique, pris en sa première branche :

" Vu l'article 54 du code de procédure civile, ensemble l'article 1382 du code civil;

" Attendu que le 10 janvier 1986, la société M... (S.M.C.) créancière des époux A..., a pris hypothèque judiciaire provisoire sur un immeuble leur appartenant pour le paiement de la somme de 13.327,78 francs; que par jugement du 9 juin 1986, signifié le 21 octobre suivant, la S.M.C. a obtenu la condamnation de ses débiteurs au paiement de cette somme outre intérêts; qu'elle a pris inscription définitive à la date du 3 novembre 1986; qu'entre temps, le 3 juillet 1986, l'immeuble a été vendu au vu d'un état délivré par M. V... conservateur des hypothèques, ne mentionnant pas l'inscription provisoire; que le notaire a libéré sur le prix de la vente une somme de 240.000 francs en fonction des seules inscriptions figurant sur l'état; qu'évoquant le préjudice ainsi subi, la S.M.C. a recherché la responsabilité de M. V..., lui réclamant paiement de la somme de 22.774,90 francs à titre de dommages-intérêts; que celui-ci a opposé que l'omission commise n'aurait pas privé le créancier du bénéfice de sa sûreté en raison de l'anéantissement rétroactif de l'inscription d'hypothèque provisoire par suite de l'inscription précoce de l'hypothèque définitive;

" Attendu que pour accueillir la demande de la S.M.C., l'arrêt attaqué énonce que si l'état avait été complet, le notaire n'aurait pas manqué de consigner les fonds correspondant au montant de cette sûreté et ne les aurait pas déconsignés avant que n'intervienne une décision définitive pour l'exigibilité de la créance garantie ou la validité de la sûreté; qu'il ajoute qu'en présence de la contestation sur la régularité de l'inscription à laquelle elle aurait été nécessairement partie, la S.M.C. aurait été à temps de faire bloquer à nouveau les fonds entre les mains du notaire en vertu d'une opposition ou d'une saisie-arrêt, le jugement dont elle bénéficiait étant entre temps devenu définitif;

" Attendu qu'en se prononçant par ces motifs pour retenir l'existence d'un dommage certain découlant de la faute du conservateur des hypothèques sans rechercher si le créancier, en procédant à une inscription définitive prématurée, n'avait pas commis une faute qui se trouvait à l'origine du dommage dont il demandait réparation, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des textes susvisés;

" PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur la seconde branche du moyen :

" CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 7 juillet 1993, entre les parties, par la cour d'appel d'Aix en-Provence; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel d'Aix-en-Provence, autrement composée;

" Condamne la Société M..., envers M. V..., aux dépens et aux frais d'exécution du présent arrêt;

" Ordonne qu'à la diligence de M. le procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit sur les registres de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence, en marge ou à la suite de l'arrêt annulé.

Observations :

Sous l'empire des dispositions de l'ancien code de procédure civile, telle qu'elles étaient en vigueur avant le 1er janvier 1993, toute personne ayant pris une inscription provisoire d'hypothèque, "valable trois ans et renouvelable", était tenue dans la quinzaine de l'inscription de notifier l'ordonnance d'autorisation au débiteur ( C.P.C., art. 55 ), lequel, en outre, devait être assigné en paiement dans le délai fixé dans ladite ordonnance (ibid., art. 48 et 54).

L'inscrivant, d'autre part, avait l'obligation de confirmer l'inscription provisoire par une inscription définitive exigée et régie par les alinéas 4 et 5 de l'article 54 déjà cité.

Ces alinéas étaient les suivants :

" Une inscription définitive, conforme aux dispositions de l'article 2148 du code civil, devra être prise dans les deux mois à dater du jour où la décision statuant au fond aura force de chose jugée, sur présentation de la grosse de cette décision. Cette inscription se substituera rétroactivement à l'inscription provisoire et son rang sera fixé à la date de ladite inscription provisoire dans la limite des sommes que conserve celle-ci. Il ne sera dû qu'un seul salaire ou émolument pour les deux inscriptions.

" Faute d'inscription nouvelle dans le délai ci-dessus fixé, l'inscription provisoire deviendra rétroactivement sans effet et sa radiation pourra être demandée par toute partie intéressée, aux frais de l'inscrivant, au magistrat qui aura autorisé ladite inscription".

Des prescriptions ainsi édictées, il s'ensuivait nécessairement que l'inscription définitive ne pouvait pas se substituer à l'inscription provisoire lorsqu'elle avait été requise plus de deux mois après que le jugement ayant condamné le débiteur fut devenu susceptible d'aucun recours suspensif d'exécution.

En revanche, ni dans l'un, ni dans l'autre des alinéas susreproduits, il n'a été précisé si la rétroactivité s'opérait quand l'inscription définitive était requise avant que le délai de deux mois ait commencé à courir.

A cette question, la Cour de cassation a d'abord répondu par l'affirmative dans un arrêt du 15 mai 1974 rapporté à l'article 1022 du présent bulletin, auquel le lecteur est invité à se reporter.

Dans cet arrêt, il a été statué sur le pourvoi qui, formé contre une décision en date du 28 novembre 1972 de la Cour d'appel de Bordeaux, fut rejeté par, notamment, les motifs rapportés ci-après :

"Mais attendu que les juges du second degré relèvent justement qu'aucun texte n'interdit à celui qu'une décision de justice au fond a déclaré créancier de requérir aussitôt une inscription définitive d'hypothèque judiciaire; que, dès lors, la Cour d'appel a décidé à bon droit que l'inscription du 21 juin 1965 a confirmé rétroactivement, conformément aux dispositions de l'article 54 du code de procédure civile, les effets de l'inscription provisoire du 16 juillet 1964; d'où il suit que le moyen n'est pas fondé".

Telle avait été la réponse faite à l'auteur du recours qui, ayant remarqué que l'hypothèque en cause avait été inscrite en vertu d'un jugement frappé d'appel, en avait déduit que, de ce fait, cette inscription soi-disant "définitive" n'avait pu produire aucun effet utile.

Et pourtant, c'est dans le sens voulu par ce débiteur que la Cour Suprême se prononce lorsque, actuellement, la même question lui est soumise.

En effet, depuis un arrêt du 5 mai 1981 ( J.C.P. 1985, édit. N, II p. 27 ), il n'est pas considéré seulement que lorsque le délai de deux mois est expiré, l'inscription est tardive. Il est également affirmé que lorsqu'elle est prise alors que ce délai n'a pas commencé à courir, elle est prématurée. Dans les deux cas, elle est reconnue inefficace.

Cette jurisprudence paraît durablement fixée. Elle ressort non seulement de l'arrêt du 5 mai 1981 mais également de plusieurs décisions rendues ultérieurement dont, en particulier, un arrêt du 4 janvier 1991 (J.C.P. 1992, édit. N, II, page 65).

Dans cette affaire, à l'instar de ce que la Cour de Bordeaux avait fait dans l'espèce relatée ci-dessus, la Cour de Chambéry avait, pour condamner un notaire ayant omis d'exécuter les formalités de purge, retenu "qu'aucun texte n'interdit au créancier, dont les droits ont été reconnus par une décision de justice au fond, de requérir aussitôt une inscription définitive d'hypothèque judiciaire et que celle-ci produit effet à compter de l'inscription provisoire".

Ce à quoi la Haute Juridiction a rétorqué "qu'en statuant ainsi, alors que seul a force de chose jugée le jugement qui n'est susceptible d'aucun recours suspensif d'exécution, ce qui n'était pas le cas du jugement du 14 novembre 1979, la Cour d'appel a violé les textes susvisés" (2).

En conséquence, l'arrêt attaqué a été cassé et les parties ont été renvoyées devant la Cour de Grenoble.

Aussi, dans la présente espèce, la Cour d'Aix a-t-elle veillé à ne pas exposer sa décision à une censure semblablement motivée.

C'est pourquoi, comme il a été signalé dans l'exposé des faits, il a, dans les motifs de ladite décision, été fait référence expresse au " récent revirement de jurisprudence de la Cour de cassation " et admis implicitement que l'inscription définitive ne s'était pas substituée rétroactivement. à l'inscription provisoire.

Mais dans le cadre qu'ainsi, ils avaient eux-mêmes tracé, les juges du second degré n'ont pas opéré les constatations qui s'imposaient et qui auraient dû consister à rechercher si le créancier, en procédant à une inscription définitive prématurée, n'avait pas commis une faute qui se trouvait à l'origine du dommage dont il demandait réparation.

De la sorte, l'existence d'un lien de causalité entre la faute du conservateur et le dommage n'avait pas été régulièrement constatée et le défaut de base légale de la décision d'appel se trouvait constitué.

C'est ce que dans l'arrêt reproduit ci-dessus la Cour de cassation a jugé et sanctionné.

La juridiction de renvoi est la Cour d'Aix, autrement composée. Elle est maintenant fortement incitée à considérer que le manquement commis par M. V... est sans lien de causalité avec la perte subie par la S.M.C. et que ce préjudice trouve sa source dans la propre carence du créancier à prendre une inscription définitive s'étant effectivement substituée rétroactivement à l'inscription provisoire.

La Cour Suprême, en effet, s'est prononcée explicitement en ce sens dans des affaires où la responsabilité en cause était celle de notaires ayant distribué les fonds sans s'être assurés de la situation hypothécaire de l'immeuble au jour de la vente et sans, en conséquence, avoir tenu compte d'une inscription provisoire d'hypothèque judiciaire (Cass. civ. 11 février 1992, 1ère, Bull. civ. I n° 46; 20 octobre 1993, 1ère, Bull. civ. I n° 294, Dalloz 1993, p. 239).

Il devrait être jugé semblablement lorsque l'action est engagée contre un conservateur.

 (1) Les articles 48 à 57 relatifs aux mesures conservatoires constituaient le titre premier du livre deuxième de l'ancien code de procédure civile. Ces articles ont été abrogés à compter du 1er janvier 1993 par les dispositions combinées des articles 94-1° et 97 modifié de la loi n° 91-650 du 9 juillet 1991 portant réforme des procédures civiles d'exécution.

(2) Ces textes comprenaient non seulement l'article 54 de l'ancien code de procédure civile mais aussi l'article 500 du nouveau code de procédure civile définissant ce qu'il faut entendre par jugement passé en force de chose jugée.