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ARTICLE 463

INSCRIPTIONS.

Titre. - Hypothèque judiciaire provisoire.
Discordance entre l'ordonnance du président du Tribunal et le bordereau d'inscription, en ce qui concerne les références cadastrales des immeubles grevés.

PROCEDURE. -. RADIATION.

Assignation impersonnelle. - Signification au conservateur en fonction.
Assignation en déclaration de jugement commun et en réparation d'une faute commise par un prédécesseur. - Conséquences.

JUGEMENT DU TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE PERIGUEUX DU 10 MARS 1960.

Attendu que, par acte en date du 12 mai 1958, transcrit le 11 juin 1958, passé en l'étude de M° L..., notaire à M..., la Société Salmon a acquis du sieur Parrain pour la somme de vingt millions de francs divers immeubles sis sur l'ancien arrondissement judiciaire de Ribérac.

Attendu qu'antérieurement à cette transcription et en se basant sur les dispositions de l'article 48 du Code de Procédure civile, la Banque Commerciale Italiana, se prétendant créancière du sieur Parrain, avait obtenu du président du Tribunal de Ribérac une ordonnance du 19 mai 1958 l'autorisant à prendre une inscription provisoire d'hypothèque sur les mêmes immeubles pour garantie d'une créance de trente et un millions de francs, et à procéder à la saisie conservatoire de meubles situés dans cette propriété, impartissant un délai de trois mois au créancier pour assigner au fond le Tribunal compétent.

Attendu que, le 20 mai 1958, une inscription d'hypothèque provisoire a été prise et qu'il fut procédé à la même date à la saisie conservatoire mobilière.

Attendu que, par acte en date du 9 décembre 1958, la Société Salmon, acquéreur de l'immeuble, a assigné le sieur Parrain, la Banque Commerciale Italiana et le Conservateur des Hypothèques de Ribérac, pour voir ordonner la radiation des inscriptions hypothécaires prises, le 20 mai 1958, dans un délai de quarante-huit heures, sous peine d'une astreinte non comminatoire de quinze mille francs par jour de retard durant un an, et enfin se voir attribuer une somme de un millions de francs à titre de dommages-intérêts.

Attendu que, le 26 janvier 1 960, le sieur Parrain a de son côté appelé en garantie la Banque Commerciale Italiana, demandant à être relevé de toute condamnation à des dommages-intérêts ou frais qui pourraient être prononcée contre eux, la mainlevée de la saisie conservatoire mobilière et réclamant au surplus cinquante mille nouveaux francs de dommages-intérêts.

Attendu qu'enfin, par acte en date du 21 juin 1958, la Banque Commerciale Italiana a assigné Parrain en validité d'inscription hypothécaire provisoire et de saisie conservatoire mobilière.

Attendu que ces instances étant connexes, il convient d'en prononcer la jonction.

I. - Attendu, sur la validité de la prise d'inscription d'hypothèque légale provisoire et sa demande de mainlevée, que le sieur Parrain prétend que cette inscription ne serait pas régulière pour trois motifs.

A) Attendu que, d'une part, le président du Tribunal de Ribérac aurait imparti un délai de trois mois à la Banque Italiana pour saisir au fond le Tribunal compétent pour apprécier la réalité de sa créance contre Parrain.

Que la Banque Italiana de commerce prétend qu'elle n'avait pas à saisir un Tribunal dans ce délai, alors qu'une instance était déjà pendante devant le Tribunal de Commerce de Casablanca pour le même litige.

Mais attendu que si le créancier peut exciper d'une instance déjà engagée, il résulte cependant des dispositions de l'article 48 du Code de Procédure civile que cette situation doit être alors signalée au président duquel on sollicite l'autorisation de prendre une inscription d'hypothèque provisoire ; que ce dernier n'a pas alors à impartir un délai pour saisir la juridiction compétente au fond, comme il lui est prescrit, à peine de nullité.

Attendu qu'en l'espèce il n'en a pas été ainsi, le président du Tribunal de Ribérac ayant imparti un délai de trois mois pour saisir ce Tribunal.

Attendu que cette irrégularité est d'autant plus grave que le Tribunal saisi était un Tribunal étranger et que rien ne permet de supposer que le président du Tribunal de Ribérac se serait contenté de l'existence de cette instance en cours; qu'il apparaît donc, au vu de cette ordonnance, que le créancier devait se conformer strictement à son dispositif.'

- Attendu, d'autre part, que Parrain fait valoir que la créance alléguée de trente et un millions se trouvait déjà surabondamment garantie par des mesures conservatoires prises au Maroc à la requête de la Banque Italienne de Commerce ; qu'en effet cette Banque avait déjà pris une inscription hypothécaire sur un immeuble sis à Casablanca évalué à la somme de quatre cent quatre-vingt-neuf millions deux cent quarante mille francs.

Attendu que la Banque Italienne de Commerce prétend que la valeur de cet immeuble serait en réalité seulement de deux cent onze millions sept cent cinquante-six mille francs et grevé d'hypothèque pour soixante millions.

Mais attendu que, en tout état de cause, l'inscription hypothécaire sur cet immeuble assurait une garantie largement suffisante, alors au surplus que la Banque Italienne de Commerce avait pratiqué deux saisies-arrêts sur les loyers, et une saisie-arrêt sur les avoirs de Parrain au Crédit Foncier d'Algérie et de Tunisie.

Attendu que la Banque Italienne de Commerce ne saurait utilement soutenir que tous les biens de son débiteur peuvent lui servir de gage; qu'en effet, ainsi qu'il a déjà été mentionné, les dispositions de l'article 48 du Code de Procédure civile présentent un caractère très différent des garanties traditionnelles : le président a seulement la faculté d'accorder une inscription provisoire d'hypothèque si le recouvrement de la créance semble en péril; qu'il apparaît obligatoire pour le créancier de lui donner tous les éléments pour apprécier l'utilité de cette mesure; qu'en omettant de le faire la Banque Italienne de Commerce a commis une négligence grave qui justifie la demande de dommages-intérêts formulée par Parrain, comme au surplus la mise à sa charge des indemnités sollicitées par la Société Salmon.

Attendu qu'enfin Parrain, comme la Société Salmon, soutiennent que l'inscription hypothécaire du 20 mai 1958 est irrégulière comme portant sur des parcelles cadastrées différemment que celles portées dans l'ordonnance du 19 mai 1958 et sans observer les formalités de l'article 7 du décret du 4 janvier 1 955.

Mais, attendu que cet argument subsidiaire n'a pas à être examiné au vu du litige qui existe entre Parrain, Salmon et la Banque; qu'il convient de le retenir à l'encontre seulement du Conservateur des Hypothèques de Ribérac qui ne s'est pas assuré de la concordance des parcelles cadastrales entre l'ordonnance du dix-neuf mai et la demande d'inscription du vingt mai et de l'exécution des formalités d'identification des parcelles.

Attendu qu'en définitive, l'inscription provisoire d'hypothèque prise à la requête de la Banque Italienne de Commerce ne paraît pas valable comme ayant été prise sans être suivie par l'introduction devant un Tribunal français d'une action sur le fond de la créance et sans indications préalables des conditions d'existence de cette créance et des garanties dont elle était assortie; que, pour les mêmes motifs, il convient d'ordonner la mainlevée de la saisie mobilière effectuée en vertu de la même ordonnance du président de Ribérac.

II. - Attendu, sur la demande de dommages-intérêts formée par la Société Salmon, que cette dernière arguant le trouble à elle causé par cette hypothèque depuis le 20 mai 1958, a sollicité dans l'assignation d'octroi de un million de dommages-intérêts élevé à deux millions dans ses conclusions.

Mais attendu que si cette situation a été de nature à créer une gêne chez l'acquéreur, il n'est justifié en aucune façon du chiffre demandé, ni par la nature de l'exploitation, ni par le trouble effectivement causé dans cette exploitation; que, notamment, l'inventaire de la saisie mobilière laisse apparaître l'existence d'un cheptel vif de peu d'importance; qu'il apparaît dans ces conditions que la somme de un million de francs primitivement demandée apparaît suffisante.

III.. - Attendu, sur l'appel en garantie formé par Parrain vis-à-vis de la Banque Italienne de Commerce et la demande de dommages-intérêts formée contre elle, que les agissements de la Banque sont de nature à faire admettre cette demande de garantie.

Attendu notamment que la négligence d'avoir signalé, lors de la prise de l'ordonnance du 19 mai 1958, les garanties exactes qu'elle avait pour sa créance doivent être retenues contre elle; qu'il convient, dans ces conditions, de dire que la Banque Italienne de Commerce devra relever indemne Parrain des condamnations prononcées contre lui au bénéfice de Salmon et supporter en plus les frais des différentes instances engagées et de la mainlevée de l'hypothèque judiciaire ainsi que des frais de radiation.

Attendu, sur la demande de dommages-intérêts de cinq millions de francs formulée par Parrain, qu'elle apparaît fondée dans son principe. Que la Banque Italienne de Commerce ne saurait notamment prétendre que les difficultés présentées auraient pu trouver rapidement leur solution par voie de référé, soit pour une mainlevée, soit pour une réduction de l'hypothèque.

Attendu en effet qu'aux termes d'une jurisprudence récente (Cass. 13-1-1959), cette mainlevée ou réduction ne peut être accordée en référé que sur consignation de somme suffisante pour garantir la créance.

Mais attendu que, si le principe de dommages-intérêts doit être retenu, la somme réclamée paraît largement exagérer. Attendu qu'il apparaît équitable de ramener à un million de francs la somme à allouer de ce chef.

IV. - Attendu, sur l'assignation en déclaration de jugement commun du Conservateur des Hypothèques de Ribérac, que ce dernier sollicite sa mise hors de cause et l'octroi de un franc à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive.

Mais, attendu qu'il convient de remarquer que l'inscription prise le 20 mai a été faite sur un bordereau ne correspondant pas à l'énonciation des parcelles visées dans l'ordonnance du 19 mai.

Attendu qu'aux termes des articles 7 et 34 du . décret du 4 janvier 1955, l'inscription aurait dû être rejetée par le Conservateur des Hypothèques. Qu'il a donc bien été justement mis en cause et qu'il doit être débouté de sa demande de dommages-intérêts, mais aussi condamné à supporter ses propres dépens.

Par ces motifs :

Le Tribunal, après en avoir délibéré, conformément à la loi, jugeant publiquement, contradictoirement, en matière ordinaire et en premier ressort.

Joint les instances en cause;

Dit et juge non valable l'inscription d'hypothèque provisoire prise par la Banque Italienne de Commerce en vertu de l'ordonnance du président du Tribunal de Ribérac du 19 mai 1958.

Ordonne la mainlevée de cette inscription.

Dit que ces mainlevée et radiations seront faites d'office par le Conservateur des Hypothèques de Ribérac aux frais de la Banque.

Ordonne la mainlevée de la saisie conservatoire du 20 mai 1958.

Condamne Parrain à verser à la Société Salmon la somme de un million de francs, ou dix mille nouveaux francs, à titre de dommages-intérêts. Dit que la Banque Italienne de Commerce devra relever indemne Parrain de cette condamnation.

Condamne la Banque Italienne de Commerce à verser à Parrain la somme de un million de francs ou dix mille nouveaux francs de dommages-intérêts.

Rejette la demande de dommages-intérêts formée par le Conservateur des Hypothèques de Ribérac. Dit que ce dernier devra supporter les dépens de sa propre intervention. ,
Condamne la Banque Italienne de Commerce en tous les autres dépens..

Observations : -I) L'affaire présentait une particularité qui ne ressort pas de la lecture du jugement : le conservateur qui avait accepté l'inscription prétendue irrégulière avait cessé ses fonctions et c'est au Conservateur intérimaire qui lui avait succédé que l'assignation, établie sous la forme impersonnelle, avait été signifiée, de sorte que c'est ce dernier qui a défendu à l'instance.

Comme premier moyen de défense, le Conservateur intérimaire aurait pu soulever devant le Tribunal la question de savoir si l'assignation n'était pas nulle du fait qu'elle ne renfermait pas le nom du Conservateur assigné (v. Bull. A.M.C., art. 213, Observations, § I). Il semble qu'il ne l'a pas fait et qu'il s'est considéré comme régulièrement assigné en tant que Conservateur en exercice.

La pratique consistant à assigner les conservateurs sous la forme impersonnelle est aussi courante que regrettable. Lorsque plusieurs conservateur peuvent être en .cause dans l'instance, elle est de nature à soulever des difficultés ,et, dans le passé, elle a conduit quelquefois à des décisions inexécutables (v. Not. C. Alger, 16 novembre 1949, Bull. A.M.C., art. 56). Au cas particulier, elle est à l'origine de la confusion que fait le jugement entre le chef de demande intéressant le conservateur assigné et celui qui lui était étranger et ne pouvait viser que son prédécesseur.

En ce qu'elle tendait à faire déclarer opposable au conservateur le jugement à intervenir entre les autres parties en cause, la demande, à la supposer recevable (v. § III ci-dessous), devait bien viser le conservateur intérimaire, puisque c'est lui qui était appelé à opérer éventuellement la radiation demandée au Tribunal. Par contre, en tant qu'elle tendait à faire reconnaître une faute à la charge du conservateur qui avait accepté l'inscription, l'action en justice ne pouvait être dirigée que contre ce dernier; il n'existe, en effet, aucune solidarité entre les titulaires successifs d'une conservation et un conservateur n'a en aucune façon à répondre en justice des fautes de son prédécesseur (Précis Chambaz et Masounabe-Puyanne, 2° éd., n° 2047). L'intérimaire assigné ne pouvait donc, sur le second chef de la demande, que conclure à sa mise hors de cause.

En fait, il semble ne pas avoir présenté ce moyen de défense et avoir conclu sur le fond.

Il en est résulté que le Tribunal a statué sans avoir égard à l'identité du conservateur assigné et que le jugement qu'il a rendu, sans doute sous la forme impersonnelle, mais qui est opposable au conservateur qui a été partie à l'instance et à lui seul, se trouve avoir condamné (condamnation en l'espèce limitée aux dépens) un conservateur en raison d'une faute commise par son prédécesseur.

On ne saurait trop conseiller aux collègues qui seraient assignés dans des conditions analogues de demander explicitement leur mise hors de cause et, si des explications sur le fond de l'affaire paraissent opportunes, de ne les présenter qu'à titre subsidiaire.

A noter que, dans l'affaire en cause, le jugement a été signifié au nouveau titulaire du poste qui, entre temps, avait succédé à l'intérimaire. Ce nouveau conservateur, qui n'est ni l'auteur de la faute reconnue par le Tribunal, ni le conservateur contre lequel la condamnation a été prononcée, n'a bien entendu ni à exécuter le jugement, ni à interjeter appel. Par ailleurs, la signification à lui faite n'a pas fait courir contre le conservateur condamné le délai d'appel qui reste ouvert au profit de ce dernier.

II) Pour prétendre que l'hypothèque judiciaire provisoire avait été prise irrégulièrement, les demandeurs faisaient état d'un défaut d'identité entre les parcelles désignées dans le bordereau et celles qui figurent dans l'ordonnance du tribunal qui avait autorisé l'inscription.

Ce grief était formulé à la fois contre l'inscrivant et contre le conservateur des Hypothèques. Le Tribunal a cependant jugé qu'il convenait de le retenir " seulement à l'encontre du conservateur des Hypothèques... qui ne s'est pas assuré de la concordance des parcelles cadastrales entre l'ordonnance du 19 mai et la demande d'inscription du 20 mai et de l'exécution des formalités d'identification des parcelles ".

C'est là une décision pour le moins surprenante. A supposer que l'inscription ait effectivement porté sur des immeubles autres que ceux désignés dans l'ordonnance du juge et que le conservateur ait commis une faute en acceptant une telle inscription, il n'en resterait pas moins que la faute initiale aurait été commise par le créancier qui aurait requis l'inscription irrégulière et que celui-ci devrait au moins partager avec le conservateur la responsabilité de l'irrégularité.

En réalité, l'irrégularité était inexistante. La discordance retenue par le Tribunal portait sur des énonciations cadastrales et elle provenait de ce que l'ordonnance du président se référait au cadastre ancien, alors que le bordereau d'inscription, pour se conformer aux prescriptions du décret du 4 janvier 1955, indiquait les références cadastrales actuelles. Le défaut d'identification n'était donc qu'apparent et c'était bien sur les parcelles désignées dans l'ordonnance que portait l'inscription.

Ainsi, le conservateur n'avait pas inscrit un droit hypothécaire inexistant et cette seule constatation suffirait à dégager sa responsabilité (Cass. req, 28 mai 1935, D.H. 1935-460).

III) Il a été jugé à de nombreuses reprises qu'un conservateur des Hypothèques ne pouvait être appelé à intervenir à une instance en radiation entre parties à seule fin que le jugement qui ordonnera cette formalité lui soit opposable (v. les décisions citées au Bull. A.M.C., art. 434, Observations, § II).

Au cas particulier, en ce qu'il était assigné en déclaration de jugement commun, le conservateur devait donc être également mis hors de cause.

Annoter : Jacquet et Vétillard, V° jugement de radiation, n° 57, page 434, et n° 60, page 437; - C.M.L. 2° éd., n° 1364, 2047 et 2048.