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ARTICLE 719

PUBLICITE FONCIERE.

Effet relatif des formalités. - Inscription.
Immeuble sorti, en vertu d'un acte publié, du patrimoine du propriétaire désigné au bordereau. - Rejet.

JUGEMENT DU TRIBUNAL
DE GRANDE INSTANCE DE LA SEINE (2° Chambre) DU 20 JUIN 1967

Le Tribunal,

Attendu que, suivant exploit du 18 octobre 1966, la société anonyme " Société Générale de Fonderie ", S.G.F., dont le siège est à Paris (16°), 8, place d'Iéna, a fait assigner le sieur R..., pris en tant que conservateur du .... Bureau des Hypothèques de la Seine, en paiement de la somme de 1.628,58 F à titre de dommages et intérêts, ainsi qu'aux intérêts de ladite somme à compter de l'exigibilité et aux dépens ;

Attendu qu'au soutien de sa demande la " Société Générale de Fonderie " expose : que, par jugement du Tribunal de Commerce de la Seine en date du 17 septembre 1964 - aujourd'hui définitif - elle a obtenu, avec exécution provisoire, la condamnation solidaire des époux Gérardin au paiement d'une somme de 71996, 19 F - avec intérêt de droit - au titre de diverses fournitures commerciales ; que pour sauvegarder ses droits elle fit prendre le 30 décembre 1964, au ... Bureau des Hypothèques de la Seine, une inscription d'hypothèque judiciaire sur l'appartement des époux Gérardin, situé, 14, avenue Ledru-Rollin, à Paris; qu'un état requis du conservateur le 25 juin 1964 et adressé par celui-ci le 10 septembre 1964, avait fait apparaître que les époux Gérardin étaient bien propriétaires de l'appartement dont s'agit mais que, postérieurement à l'inscription d'hypothèque judiciaire du 30 décembre 1964, la " Société Générale de Fonderie " apprit par Bernard, avoué de la Société des Usines Rhône-Poulenc, que l'appartement Gérardin avait été vendu à cette société par acte notarié du 26 juin 1964, publié au ... Bureau des Hypothèques de la Seine le 1er septembre 1964, et qu'à la demande de la Société Rhône-Poulenc, la " Société Générale de Fonderie " fut amenée à procéder à la mainlevée amiable de l'inscription hypothécaire susvisée ;

Attendu que la " Société Générale de Fonderie " fait grief au conservateur des Hypothèques du ... Bureau de ne pas avoir refusé de procéder le 30 décembre 1964 a l'inscription d'hypothèque judiciaire requise par elle sur l'appartement Gérardin, compte tenu de la publication à laquelle le conservateur avait procédé le 1er septembre 1964, de la vente du bien dont s'agit au profit de la Société Rhône-Poulenc ;

Attendu que la " Société Générale de Fonderie " soutient que le conservateur est tenu de vérifier l'exactitude des références à la formalité antérieure et à la concordance des documents déposés et des documents publiés et que pour avoir négligé de le faire, le sieur R... a amené ladite société à faire des frais absolument inutiles (inscription et mainlevée d'hypothèque) dont elle entend obtenir de lui remboursement intégral (1.628,58 F) ;

Attendu qu'aux termes d'un acte du Palais du 10 mars 1967, le conservateur R... conclut à l'irrecevabilité et, subsidiairement, au mal fondé, de la demande formée par la " Société Générale de Fonderie " ; qu'il soutient que sa responsabilité ne saurait être engagée sur la base des articles 1382, 1383, 2197 et 2199 du Code Civil que si le demandeur établissait la faute du conservateur, le préjudice subi et la relation de cause à effet entre la faute et le préjudice ; que s'il est vrai que le conservateur est désormais fondé à refuser ou à rejeter les bordereaux établis et présentés par les parties en vue de l'inscription, ce n'est que dans des conditions limitativement prévues par l'article 2148 nouveau du Code Civil et par les décrets des 4 janvier et 14 octobre 1955, que le contrôle du conservateur est toujours formel et qu'il n'appartient pas à celui-ci d'apprécier si l'inscription sollicitée est irrégulière ou entachée de nullité ou encore si elle est inutile ou inopérante, seule la responsabilité des parties pouvant être engagée par la rédaction des bordereaux, le libellé de l'inscription restant, comme avant la réforme de la publicité foncière de 1955, leur oeuvre exclusive ;

Attendu que le conservateur R... fait valoir, d'autre part, que la " Société Générale de Fonderie " ne prouvant nullement qu'il existait, en l'espèce, un motif de refus ou de rejet, son abstention aurait pu être déclarée fautive et entraîner les sanctions prévues aux articles 2199 et 2202 du Code Civil ; qu'au surplus, la S.G.F. ne peut s'en prendre qu'à elle-même quant aux conséquences des erreurs, fautes ou négligences qu'elle a pu commettre; qu'en effet, si elle a fait requérir par l'huissier Pages, le 25 juin 1964, un état des inscriptions et transcriptions qui lui a été délivré le 18 septembre 1964 (portant obligatoirement la date de la réquisition), cet état ne pouvait mentionner la vente de l'immeuble en cause à la Société Rhône-Poulenc en date du 26 juin 1964, vente qui ne fut d'ailleurs publiée que le, 1er septembre 1964; que l'inscription d'hypothèque judiciaire n'ayant été requise par la S.G.F. que le 30 décembre 1964, celle-ci ne peut s'en prendre qu'à elle-même si plus de six mois se sont écoulés entre la réquisition de l'état (25 juin 1964) et l'inscription de l'hypothèque (30 décembre 1964), alors que l'intérêt le plus évident des parties est de requérir un état des inscriptions et transcriptions à une date aussi rapprochée que possible de l'inscription qu'elles se proposent de prendre ; qu'en définitive le conservateur R... estime qu'aucune faute ni négligence, dans le sens des textes, légaux ou réglementaires susvisés ne peuvent lui être reprochées ;

Attendu, en droit, que, rompant avec l'ancienne conception du rôle passif des conservateurs des Hypothèques et avec le principe posé par l'ancien article 2199 du Code Civil selon lequel un conservateur ne pouvait en aucun cas, refuser ni retarder la transcription des actes de mutation, l'inscription des droits hypothécaires, ni la délivrance des états requis, le décret du 4 janvier 1955 portant réforme de la publicité foncière, modifié par le décret n° 59-89 du 7 janvier 1959, a, d'une part, imposé des règles strictes pour assurer d'une façon absolue l'identification des personnes ainsi que celle des immeubles, et d'autre part, afin d'obtenir la rigoureuse observation de ces règles, reconnu au conservateur des Hypothèques un droit de contrôle lui permettant, dans certains cas déterminés, de refuser le dépôt ou même de rejeter la formalité, un recours étant toutefois réservé à la partie intéressée contre la décision du conservateur;

Attendu que l'article 2199 du Code Civil, qui a été lui-même modifié par le décret n° 59-89 du 7 janvier 1959, dispose désormais que : " en dehors des cas où ils sont fondés à refuser le dépôt ou à rejeter une formalité conformément aux dispositions législatives ou réglementaires sur la publicité foncière, les conservateurs ne peuvent refuser ni retarder l'exécution d'une formalité, ni la délivrance des documents régulièrement requis, sous peine de dommages et intérêts des parties ", etc.

Attendu que l'article 2148 du Code Civil, lui aussi modifié par les décrets des 4 janvier 1955 et 7 janvier 1959, après avoir précisé toutes les mentions devant figurer sur les bordereaux présentés au conservateur des Hypothèques par le créancier qui requiert une inscription hypothécaire, décide que " si le conservateur, après avoir accepté le dépôt, constate l'omission d'une des mentions prescrites par le présent article, ou une discordance entre, d'une part, les énonciations relatives à l'identité des parties ou à la désignation des immeubles contenues dans le bordereau et, d'autre part, ces mêmes énonciations contenues dans les bordereaux ou titres déjà publiés le 1er janvier 1956, la formalité est rejetée, à moins que le requérant ne régularise le bordereau ou qu'il ne produise les justifications établissant son exactitude, auxquels cas la formalité prend rang à la date de la remise du bordereau constatée au registre de dépôt ;

Attendu que le décret du 14 octobre 1955 - pris pour l'application du décret du 4 janvier 1955 - dispose dans son article 34 que :

1° Lorsqu'il a accepté le dépôt et inscrit la formalité au registre prévu à l'article 2200 du Code Civil, le conservateur : vérifie l'exactitude des références à la formalité antérieure ; s'assure de la concordance du document déposé et des documents publiés depuis le 1er janvier 1956, tels qu'ils sont répertoriés sur les fiches personnelles ou les fiches d'immeuble, en ce qui concerne :

a) la désignation des parties,

b) la qualité de disposant ou de dernier titulaire au sens du un de l'art 32, de la personne indiquée comme telle dans le document déposé,

c) la désignation des immeubles ;

2° Lorsqu'il ne relève ni exactitude ni discordance et que, par ailleurs, le document déposé contient toutes les mentions exigées par les articles 2148 du Code Civil, 5, 6 et 7 du décret du 4 janvier 1955 et 61 à 63 du présent décret, le conservateur termine l'exécution de la formalité ;

3° (D, n° 59-90 du 7-1-59). En cas d'inexactitude ou de discordance, ou à défaut de publication du titre du disposant ou de l'attestation de transmission par décès à son profit, le conservateur ne procède pas aux annotations sur le fichier immobilier; il notifie dans le délai maximum d'un mois, à compter du dépôt, les inexactitudes, discordances ou défaut de publication relevées au signataire du certificat d'identité porté au pied de tout bordereau, extrait, expédition ou copie, conformément aux prescriptions des articles 5 et 6 du décret du 4 janvier 1955. Si dans le délai d'un mois à compter de la notification le signataire du certificat d'identité n'a pas réparé les omissions, produit les justifications ou déposé les documents rectificatifs ou si, même avant l'expiration de ce délai, il a informé le conservateur du refus ou de l'impossibilité de satisfaire à ces obligations, la formalité est rejetée.... La décision de rejet est notifiée dans les huit jours de l'expiration du délai imparti au signataire du certificat d'identité...;

Attendu qu'il est constant, en l'espèce, que lorsque, le 30 décembre 1964, fut requise par la " Société Générale de Fonderie " une inscription hypothécaire sur l'immeuble des époux Gérardin, ses débiteurs, le conservateur du ... Bureau des Hypothèques de la Seine avait, au termes de l'article 34 du décret du 14 octobre 1955, l'obligation de vérifier l'exactitude des références à la formalité antérieure et de s'assurer de la concordance du document déposé et des documents publiés depuis le 1er janvier 1956, tels qu'ils sont répertoriés sur les fiches personnelles ou les fiches d'immeubles, en ce qui concerne :

a) la désignation des parties,

b) la qualité de disposant ou de dernier titulaire au sens de l'art. 32, de la personne indiquée comme telle dans le document déposé,

c) la désignation des immeubles ;

Attendu que cette vérification devait nécessairement révéler au conservateur que les époux Gérardin n'étaient plus à cette date propriétaires de l'immeuble sis, 14, avenue Ledru-Rollin, à Paris, puisque le 1er septembre 1964 avait été publié à la Conservation du ... Bureau des Hypothèques de la Seine, l'acte notarié du 26 juin 1964 aux termes duquel la Société Rhône-Poulenc s'était rendue acquéreur de l'immeuble Gérardin; qu'ainsi une discordance apparaissait entre la désignation du dernier disposant ou dernier titulaire, au sens de l'article 32 du décret du 14 octobre 1955, figurant dans le bordereau présenté au conservateur le 30 décembre 1964 par la S.G.F. aux fins d'inscription hypothécaire, et la désignation du dernier titulaire telle qu'elle résulterait de l'acte publié le 1er septembre 1964, c'est-à-dire de la vente du 26 juin 1964 consentie sur cet immeuble par les époux Gérardin à la Société Rhône-Poulenc ;

Attendu que si le conservateur R... n'avait certes pas à se faire juge de la validité de la vente du 26 juin 1964 qu'il avait été amené à publier le 1er septembre 1964, il avait néanmoins le devoir, compte tenu de la discordance susvisée et ainsi qu'il est formellement prescrit au paragraphe 3 de l'article 34 du décret du 14 octobre 1935 modifié par le décret du 7 janvier 1959, de notifier la discordance par lui constatée à la " Société Générale de Fonderie " qui eût été ainsi mise en mesure de pouvoir renoncer à prendre une inscription hypothécaire sur un immeuble qui était apparemment sorti du patrimoine de son débiteur ; que faute d'avoir fait cette notification, le conservateur a commis une négligence qui engage sa responsabilité sur le fondement de l'article 1383 du Code Civil, selon lequel chacun est responsable du dommage qu'il a causé non seulement par son fait, mais encore pas sa négligence ou par son imprudence ;

Attendu que cette négligence ayant causé un préjudice certain à la S.G.F. qui a inutilement assumé les frais d'une inscription inopérante et qui a dû consentir ultérieurement à la Société Rhône-Poulenc la mainlevée amiable de cette inscription, c'est à bon droit que la S.G.F. demande à Justice que le sieur R..., pris en tant que conservateur du ... Bureau des Hypothèques de la Seine, soit tenu de réparer l'intégralité de ce préjudice en lui remboursant le coût des dites inscriptions et mainlevée, soit la somme de 1.628,58 F, avec les intérêts de droit à compter de l'exigibilité ;

Par ces motifs,

Statuant contradictoirement ; Condamne le sieur R..., pris en tant que conservateur du Bureau des Hypothèques de; la Seine, à payer à la " Société Générale des Fonderies.", la somme de 1.628,58 F à titre de dommages-intérêts, avec les intérêts de droit à compter de l'exigibilité...

Observations. - Interprétant l'art. 2148 du Code Civil et l'art. 34 du décret du 14 octobre 1955, le tribunal de grande instance de la Seine a, par la décision reproduite ci-dessus, jugé, dans une espèce où une inscription avait été requise, sur un immeuble qui était déjà sorti du patrimoine du débiteur en vertu d'un acte publié, qu'on se trouvait en présence d'une discordance entrant dans les prévisions des textes sus-visés et motivant le rejet de l'inscription.

Cette interprétation est contraire à celle qui a été unanimement admise dans les conservations depuis le 1er janvier 1956. On a toujours considéré en effet que, si les dispositions sus-visées autorisaient le conservateur à s'assurer, lors de la réquisition d'une formalité, que le droit du disposant résultait d'un acte publié, elles ne leur permettaient pas, par contre, d'écarter la formalité du fait que, d'après les documents publiés, ce disposant n'était plus le titulaire du droit.

Dans le Répertoire Alphabétique (v. Hypothèques, n° 603 à 606), l'Administration, qui a rédigé les textes en cause et dont l'opinion a, de ce fait, une autorité particulière, expose les motifs sur lesquels repose cette interprétation, ainsi qu'elle le fait justement observer (op. cit., eod. v°, n° 604), si le conservateur devait rechercher si la personne du chef de laquelle une formalité est requise n'a pas cessé d'être titulaire du droit en vertu d'actes antérieurement publiés, il agirait en fait comme s'il était juge de la validité de ces actes, alors que l'appréciation de cette validité n'appartient, en droit français, qu'au juge civil.

Le jugement du tribunal de grande instance de la Seine a été frappé d'appel. Mais la décision de la Cour d'appel ne présentera plus d'intérêt que pour le passé, l'art. 2 du décret n° 67-1252 du 22 décembre 1967, en précisant la portée de l'art. 34 du décret du 14 octobre 1955, ayant résolu la difficulté pour l'avenir (v. Bull. A.M.C., art. 709).

Pour ce qui concerne spécialement le quantum des dommages-intérêts, il importe de remarquer que, en admettant que le conservateur ait eu tort de ne pas rejeter l'inscription, comme le décide le tribunal, le seul préjudice qu'il a causé de ce fait à l'inscrivant consiste dans les frais de la radiation, à l'exclusion de ceux de l'inscription. Même, en effet, si le rejet avait été prononcé, ces derniers frais auraient déjà été exposés; en particulier, la taxe hypothécaire, régulièrement perçue, n'aurait pas été restituable (Rép. alph., V° Hypothèques, n° 798). Il n'y a donc pas de relation de cause à effet entre la prétendue faute commise par le conservateur et le payement des frais de l'inscription.

Il faut noter cependant que les conclusions déposées devant le tribunal se sont limitées à la difficulté de principe et que la discussion sur le montant des dommages-intérêts réclamés n'a pas été abordée.

Annoter : C.M.L., 2° éd., n° 490 A, k II ; 490 A, m II et 490 A, p. III (feuilles vertes).

Voir AMC n° 1452.